Le rayon de Lune
Par Antsa-Tia RAMAMBAHARISOA
Lauréate du premier concours de Textes littéraires organisée par la revue culturelle Indigo.
5h45
Il fait tout noir. Il fait toujours tout noir de toute façon. Personne n’est-il encore levé ? Difficile à dire ; il fait toujours tout noir dans cette maison. A peine réveillée, jeune fille cherche à sortir de son lit. Elle peut à peu près tout faire quand les lumières sont éteintes. Sans voir, elle sait où se situent son armoire, son petit bureau, la porte de sa chambre et tous les autres objets qui lui appartiennent. Ensuite, toujours dans le noir, elle va dans sa salle de bain et fait couler l’eau.
Pendant ce temps, dans le rez-de-chaussée, le reste de la famille prend le petit déjeuner dans la cuisine. Le père et le petit frère attendent d’être servis sur la table tandis que la mère attend l’eau bouillir sur la cuisinière à gaz. Dans cette pièce, la fenêtre est grande ouverte et les premiers rayons de soleil arrivent jusqu’au carrelage pour souhaiter la bienvenue à ses chers hôtes.
_ Nenyyyy* !
En entendant la voix de sa fille, Wallis n’a même pas le temps d’éteindre la cuisinière. Elle se précipite en courant vers le premier étage et appelle la domestique en montant les escaliers trois par trois.
_ Juana ! Les rideaux !
En passant par le grand couloir menant à la chambre de sa fille, elle en profite pour fermer toutes les fenêtres et tous les rideaux sur son chemin. Avant d’ouvrir la porte, elle reprend son souffle et arrange sa coiffure. Elle s’adresse très calmement à sa fille :
_ Bonjour là-dedans ! Bien dormi ?
_ Bien dormi. Dit-t-elle avec un petit sourire. Où est-ce que tu vas ?
Pini a remarqué que sa maman était toute préparée, prête à sortir de la maison. Après quelques secondes d’hésitation, elle se lance :
_ Les journaux ont annoncé que nous pouvons maintenant reprendre nos anciennes habitudes.
*Neny : maman en malgache
Donc ton père et moi allons de nouveau travailler, et ton frère reprend l’école. Dit-elle tout en
couvrant sa fille du grand et épais manteau posé sur le dos de la chaise de bureau.
_ Hmm. Et Juana ?
_ Juana reste ici.
Elle pose ensuite ses mains sur les épaules de sa fille et se dirige lentement vers la cuisine, là où on attend pour manger. A peine dans le couloir, elle aperçoit une petite lueur provenant de la cuisine. Poussant un crie, elle laisse brusquement sa fille et court pour engueuler son mari, son fils et la domestique de leur imprudence. Elle leur a dit maintes fois de prévoir l’arrivée de Pini, mais ils n’écoutent jamais. Tout en s’énervant, elle ferme brusquement tous les rideaux, persiennes, tout ce qui peut être source de lumière. Toute la maison est de nouveau dans l’obscurité. La journée n’as pas encore commencé, et elle n’a presque plus la force de chercher sa fille qui l’attend dans l’autre pièce.
_ Pini, viens ma fille. Dit-elle finalement.
_ Bonjour, dit-elle.
Pini ne sait pas à qui elle s’adresse. Si son père lui répond, c’est donc lui qu’il saluait. Mais cette fois, tout le monde lui répondit ; même sa mère. Leurs voix à tous lui donnèrent le sourire. Elle ne les avait pas entendu tous ensemble depuis plus de six mois. Elle prit place aux côtés de son père, puis ce dernier entame la conversation :
_ Vois-tu, dit-il pour commencer, Pini…
_ Je sais, coupe-t-elle sèchement. Vous allez tous pouvoir de nouveau sortir à partir d’aujourd’hui. Ça me rend très heureuse, faites de votre mieux. Ne vous inquiétez pas pour moi, je trouverai plein de choses en attendant votre retour.
Comme pour se rattraper, son père s’empressa de s’exclamer :
_ Ne t’en fais pas, ma fille ! Je t’apporterais plein de bonnes choses. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Demande-t-il en ayant presque l’impression de mendier pour entendre la réponse.
Pini se précipite de penser pour apaiser la conscience de son père. Elle voit bien qu’il se sent coupable puisqu’elle va de nouveau rester seule dans cette grande demeure froide et sombre.
_ Euh… Dit-elle à haute voix en mettant un doigt contre son menton. Un petit chat ! Je voudrais un petit chat !
Sans attendre, son père lui fait un grand sourire.
_ Ce soir, tu auras un petit chat !
Le bonheur est enfin arrivé ce matin là, même si ce chat n’arriva jamais, et que bizarrement tout le monde le savait. Ils vivaient la plupart du temps avec une simple bougie, mais ils avaient une autre sorte de lumière, bien plus grandiose ; et ils n’avaient pas à la payer : des rires, des cris de joie innocents, le sourire des parents.
12h50
Avant de prendre le déjeuner tous les jours à treize heures, Pini se rendait toujours derrière la maison, dans un coin toujours obscur et un peu humide. Elle se souvint de la veille quand elle n’en pouvait plus de rester dans cette maison et écrivait sur un papier les mots « à l’aide » avant déplacer ce dernier derrière la maison, dans un endroit bien protégé mais accessible à un étranger. À sa grande surprise, elle remarqua une autre couleur d’encre sur le papier, autre que celui avec lequel elle a écrit. Elle se précipita vers le message et vit une autre écriture bien distincte en bas de sa propre phrase. On pouvait voir écrit « qu’est-ce qu’il y a ? ».
_ Quoi ? Murmure-t-elle.
Elle pense aux personnes pouvant passer ici, puis réalise que cet endroit n’est pas très accueillant pour des touristes ou des vacanciers. Qui plus est, ils n’ont pas de voisins, puisque le bâtiment le plus proche est à un kilomètre de chez eux. Elle monte d’abord dans sa chambre avec le papier dans la main.
Quand elle est seule avec Juana, elle ne risque pas le soleil car la domestique est très vigilante et ne laisse aucune fenêtre ouverte, à part dans la pièce où Pini ne se rend jamais, la seconde cuisine, plus petite et moins conviviale. Après avoir fermé la porte de sa chambre à clé, elle s’assoit sur son lit et se demande ce qu’elle va faire maintenant. Elle examine la réponse de l’inconnu en se concentrant sur son écriture.
_ A l’aide, qu’est-ce qu’il y a… Murmure-t-elle en fixant le papier du doigt…
Qui pouvait bien écrire ce mot ? Pourquoi répondrait-on à ce mot ? On n’en savait rien mais soudainement elle rougissait et était contente que quelqu’un se soucies de ce petit message.
Elle s’affala sur son lit, ferma les yeux pendant quelques minutes. Elle se leva ensuite brusquement, cherchait le stylo utilisé la veille puis se met à écrire sur le même papier : « Qui es-tu ? ».
_ Pini ?
Pendant ce temps, Juana frappait à la porte de la petite l’appelant pour déjeuner.
_ Oui ? dit-elle après avoir entrouvert sa porte.
_ Viens déjeuner.
_ Ah… Oui j’arrive, tu peux descendre.
La domestique hoche la tête puis retourne dans la cuisine.
14h05
Cela fait maintenant cinq jours que tout est revenu à la normale pour la famille de Pini, et que cette dernière eût un nouvel ami. Malgré le fait de rester chez elle et dans le noir, cette dernière avait l’impression d’être dehors en ayant des rayons de lune sur la joue. Nias lui faisait tout le temps remarquer qu’elle était extraordinaire, unique, et que sa petite maladie ne lui empêchera pas de vivre. Ils en étaient à leur troisième feuille de papier. Les autres, elle les gardait sous son lit et les lisait toute la nuit, comme un journal intime.
A son tour, Pini lui apprenait les aspects de la photosensibilité, ce « petit handicap » qui rendait toutes ses journées sombres mais paisibles et assez calmes. Il est vrai qu’ils ne se sont jamais rencontrés, mais grâce à sa présence, Nias ravivait en elle sa joie de vivre et oubliait parfois sa vie coincée entre des murs épais et froids.
Ce jour là, ils étaient à court de sujets de conservation, et Pini lui écrivit quelque chose de surprenant : « Jusqu’à combien de temps penses-tu qu’on restera amis ? », auquel il a répondu : « Comment-ça ? Je ne comprends pas. » Elle s’en doutait. Quand elle lui expliqua qu’ils grandiront et s’oublieront sûrement, il disait à son tour qu’ils seraient peut-être amis pour la vie. Il lui arrivait ensuite parfois d’écrire sur toute la moitié de la feuille pour se confier sur sa vie privée.
Un matin, elle alla à l’endroit où elle laissait les conversations. Elle vit que Nias ne répondit pas encore suite à son écriture qui disait : « Je te comprends. ». Ce n’était pas grave, il était peut-être occupé ou ne pouvait sortir de chez lui à cause de la pluie. En attendant, Pini pouvait lire une vraie histoire de douze pages sur sa vie et celle d’une autre personne, et en était ravie.
Deux jours passent. Pas de réponse. Cinq jours, puis trois semaines. Elle ne voulait pas le forcer à lui parler, mais ne comprenait tout de même pas. En avait-il marre d’elle ? Probablement.
Au bout de six semaines, elle commença à se dire si cette personne existait vraiment, si ce n’était qu’un rêve, et si c’était une bonne idée de lui répondre la toute première fois où ils se sont parlés.
_ Mama*… Dit-elle un soir.
Elle voulait pleurer, mais s’en empêchait en serrant sa tête contre sa mère, qui lui prit tout de suite dans ses bras.
_ Qu’est-il arrivé à ma Pini chérie ?
_ Mama, comment savoir si quelqu’un en a marre ?
*Mama : autre mot pour maman, en malgache.
Wallis ne cherche pas à comprendre exactement sa fille, elle fait confiance à son instinct de mère.
_ Eh bien, c’est difficile de nos jours je crois. Par exemple, une personne peut être ennuyée ou agacée sans le montrer. Peu de gens sont honnêtes maintenant, ce qui rend les choses un peu plus difficiles. Mon conseil serait d’attendre. Si au bout d’un long moment tu veux vraiment reprendre contact, alors essaie. Je ne vois pas de mal à ça.
Elle ne comprend pas ce qu’il se passe, mais c’est comme si on lui avait tout expliqué dans les moindres détails. Pini ne peut s’empêcher de rougir. Sa mère est peut être au courant de quelque chose.
Après avoir serré Wallis très fort dans ses bras, elle fonce dans sa chambre et cherche toutes les échanges qu’elle ait pu faire avec cet inconnu. Une dizaine de feuilles dans la main, elle se dirige vers la salle de bain et remplit la baignoire d’eau. En attendant, Pini verrouille la porte de sa chambre et celle de sa salle de bain tout en fredonnant tout faux un air purement classique qu’elle avait entendu à la radio un peu plus tôt. Le titre ne lui revint pas, mais se souvenait du mot « dernière rose », quelque chose de ce genre.
La baignoire remplie, elle ajouta du gel douche et frotta jusqu’à faire apparaitre des bulles, puis posa les yeux sur les feuilles de papier pleines de dialogues qu’elle chérissait tant.
_ Un, deux, trois !
A peine prononça-t-elle le « trois » que Pini trempa rapidement les papiers dans le tourbillon de bulles, puis jusqu’au fond de la cuve. « C’est sûrement mieux comme ça », pensa-t-elle. Elle resta environ une demi-heure enfermée dans cette pièce, tout en réfléchissant à ce qu’elle pouvait bien faire après. Pini n’aimait pas montrer que quelqu’un comptait pour elle. D’ailleurs, elle ignorait si Nias était important ou pas, si les deux faisaient semblant de se préoccuper de leur relation, à condition qu’on pouvait l’appeler ainsi.
20h03
Une bougie est allumée dans la salle à manger, à côté de la fenêtre, pour donner à toute la famille
un minimum de luminosité dans la pièce. Quand tout le monde fut assit à table, et que les plats furent servis, on pouvait entendre chaque personne prononcer les prières avant de passer à table. C’était une soirée comme les autres, à part deux petits détails qui pouvaient surprendre. Pini était incroyablement bavarde pendant ce dîner, à la différence de tous les autres. Elle parla de tout et de rien, pouffa de rire, puis sa voix était de plus en plus aigüe. A croire qu’elle était la seule à avoir la parole. Heureusement, ça ne dérangeait personne. Au contraire, même son petit frère adorait entendre le son de sa voix.
Le deuxième détail fut le plus étonnant, car au terme du dîner, Pini s’exprima sur sa singularité pour la première fois de sa vie, et ce, d’une manière très spontanée, presque invisible :
_ Je me dis,…dit-elle pour commencer, que je suis très chanceuse. Ne pas supporter la lumière du soleil peut être un lourd fardeau pour certains, mais j’ai conscience que tout compte fait, ça me convient parfaitement. Je ne suis peut-être pas faite pour la vie extérieure parce que je n’en ai pas besoin pour vivre ; n’est-ce pas ?
Elle se tourne vers sa mère. Mais après un moment, c’est son père qui prend la parole :
_ Pini, ma fille, je vois que tu es une jeune fille très forte. D’autres personnes le sont peut-être aussi, mais je ne sais rien d’eux. Pour te montrer à quel point ta mère, ton frère et moi te soutenons, nous voudrions t’offrir ton cadeau d’anniversaire un jour plus tôt.
01h00
Elle ne trouve pas le sommeil. Pini repense à la nuit dernière, quand on lui a offert son cadeau d’anniversaire : la plus longue des virées nocturnes en voiture. Elle voyait très rarement les épiceries, les autres maisons, les autres montagnes, les autres arbres ; enfin, ceux qui sont loin de chez eux. Cette nuit-là elle avait les larmes aux yeux, mais avec une joie si grande que personne ne parlait pour la ressentir. Elle voyait la pleine lune qui posait la plus tendre de ses rayons sur sa joue, puis la dévorait des yeux. Elle se souvint des rues par où ils sont passés. Et dire qu’elle avait la capacité de vivre sans tout ça. Si Pini le pouvait, elle ne ferait que ressasser ces merveilleux moments jusqu’à la fin de sa vie.
11h57
Juana est sortie pour on sait quoi encore. Pini, quant à elle, resta dans sa chambre de toute la journée, courbée sur son bureau avec devant elle une feuille blanche vierge et un stylo rose. Il lui fallait quelque chose de sincère pour remercier Nias pour tout ce temps où ils étaient amis. Après un peu plus d’une heure, elle écrivit enfin quelques mots ; puis descendit immédiatement vers l’endroit où elle avait l’habitude de laisser ses précédents messages.
Bizarrement, le soleil était très brillant et accompagné d’une chaleur phénoménale. Pini faisait attention à cause des puissants rayons de soleil car ces derniers entraient même dans le petit coin où elle posait les feuilles avant. Ce petit coin délabré qui avait des débris de tôles troués en guise de toit et qui avait auparavant une légère odeur humide. Elle s’assit et resta là-dedans pour cinq minutes, avant de laisser son dernier message.
Aucun jour n’était aussi clair et chaud dans le passé. La peau de Pini commence à présenter les premières rougeurs, puis se rendit compte que la lumière était de plus en plus dominante. Très lentement, peut-être inconsciemment, elle se dirige vers la cour puis s’étend sur l’herbe chaude, avant de fermer doucement ses yeux. Tous ses vêtements et tout son corps son submergés pour la première fois d’une immense clarté ; elle a l’impression de mettre des centaines de couvertures sans avoir leurs poids sur elle.
Pendant que sa peau rougit de plus en plus, elle repense à son dernier message, à sa gratitude : « MERCI D’AVOIR ETE MON RAYON DE LUNE ! »
Illustrée par Sabella Rajaonarivelo