Extraordinaires femmes ordinaires de la Réunion

Trésors silencieux

Amapola* (C’est un pseudonyme qui signifie « coquelicot » en espagnol)

Elle est née en 1945 à Saint-Denis. Elle a donc 74 ans et vit à Saint-Pierre.

 

Je la connais parce que j’ai animé un atelier d’écriture à l’« Université Pour Tous » à Terres-Saintes, et elle en était un des fidèles piliers. Nous continuons à nous voir et à écrire ensemble et j’aime particulièrement lorsqu’elle raconte son enfance qui me fait découvrir une Réunion du « temps lontan » que la jeunesse actuelle ne connaît pas. J’essaye de la convaincre de rédiger ses souvenirs pour ses enfants et petits-enfants, mais elle rechigne à se lancer dans cette aventure, persuadée que ses petits-enfants ne sortiront pas le nez de leur téléphone portable pour s’intéresser à l’histoire de leur grand-mère ! Je suis sûre qu’elle se trompe….

J’ai choisi quelques bribes de ses écrits, lorsque, au cours d’un atelier, nous avions imité Pérec en commençant toutes nos phrases par « je me souviens… »

 

  • « Je me souviens du passage du livreur de pains à 4heures du matin ;qui tambourinait sur la porte close et des sacs remplis et odorants qu’on hissait depuis le balcon . 
  • Je me souviens de cet homme menuisier, habillé en femme qui venait prendre un verre tous les soirs à la buvette et dont les compagnons de beuverie essayaient en vain de soulever la robe.
  • Je me souviens de cet employé indélicat qui remplissait les litres de vin Covino, assis devant le tonneau et qui avalait quelques gorgées à chaque litre. A la longue, il n’arrivait même plus à taper sur le bouchon.
  • Je me souviens de cette dame âgée, en jupe longue, toujours drapée dans une écharpe à fleurs et qui demandait un œuf au plat. Elle le dégustait invariablement avec un verre de rouge.
  • Je me souviens de ce gâteau unique que l’on dégustait à l’anniversaire de Grand-mère ! une couche de génoise, une de confiture, une meringue légère, si légère que j’en garde un souvenir inoubliable. »[1]

 

Amapola est d’origine chinoise. Son père était né en Chine, à Canton. Il avait émigré avec un groupe de travailleurs et un frère. Il n’a jamais parlé ni le créole, ni le français. Sa mère aussi était d’origine chinoise, de Canton. Toutefois, elle était française et née à La Réunion. Elle parlait le chinois avec son mari mais savait aussi le créole. Elle était issue d’une fratrie de huit enfants. Amapola a bien connu ses grands-parents maternels alors qu’elle sait très peu de choses de l’histoire de son père. Elle a le souvenir d’un homme très travailleur qui lui parlait peu, s’exprimait en chinois avec ses fils qu’il avait envoyés à l’école franco-chinoise de Saint-André. Elle-même parlait mal cette langue, ne sachant qu’exprimer un vocabulaire utilitaire de la vie quotidienne, mais n’ayant pas les mots pour dire les émotions ou la subjectivité. Son père, bien que pratiquant une éducation sévère dans laquelle les châtiments corporels étaient la norme, (coups de savates, de baguettes dans les jambes, cheveux et oreilles tirés) semblait aimer beaucoup sa fille.

Amapola était aussi la chouchoute de sa mère qui nourrissait de grandes ambitions pour elle, espérant que grâce à ses études, elle rapporterait un jour de l’argent dans le foyer familial. Elle se souvient qu’elle a beaucoup déçu sa mère lorsque, juste après avoir réussi son bac, à 18 ans, elle a annoncé qu’elle allait avoir un enfant et quittait la maison pour se marier. Sa mère a vu comme une trahison cette désertion de sa fille préférée au moment où elle aurait pu alléger la charge familiale qui pesait sur ses épaules.

Le père d’Amapola avait installé une boutique au rez-de-chaussée de la maison qu’ils louaient près du jardin de l’Etat à Saint-Denis. Sa mère l’aidait. Autrefois, dans ces commerces, on trouvait de tout, avant l’arrivée des supermarchés. Elle aimait quand, le samedi, son père lui tenait la main et l’emmenait au marché et que tous deux revenaient les bras chargés de légumes ; elle avait cinq ans et regardait ce père aimant avec les yeux écarquillés d’une petite fille émerveillée.

Chaque soir, en rentrant de l’école, les enfants se rendaient à la boutique, nettoyer, ranger les marchandises, fermer hermétiquement les sacs de graines pour éviter les intrusions de rongeurs.

Quand Amapola eut dix ans, son père tomba malade. Il est alors allé à Maurice pour se faire soigner parce qu’à cette époque il n’y avait pas encore de médecins chinois à La Réunion. Malheureusement, à Maurice on n’a pas réussi à soigner ce père malade. Paule n’a jamais su de quoi il était mort.

Après le décès du père, la mère a repris la boutique, mais elle a découvert qu’elle était grevée de nombreuses dettes : son mari achetait tout à crédit et devait beaucoup d’argent à droite et à gauche. Ce fut donc un rude combat pour cette femme qui a dû se battre, sans cesse obligée de se rendre au tribunal pour régler les litiges en cours, accrus du fait que son mari n’avait pas été naturalisé français. En 1960, une fois toutes les tracasseries administratives réglées, elle a pu enfin souffler, renoncer à la boutique et se faire embaucher dans le premier Prisunic de La Réunion, rue Maréchal Leclerc à Saint-Denis.

Dans son enfance, Amapola avait appris que ses grands-parents maternels avaient eu envie de rentrer sur leur terre natale alors qu’ils avaient déjà plusieurs enfants. Ils avaient donc entrepris ce long voyage en bateau, mais lorsqu’ils étaient arrivés en Chine où se pratiquait la politique de l’enfant unique, ils apprirent que l’on volait les enfants mâles. La grand-mère alors, prise de peur, a convaincu son mari de retourner à La Réunion, ce qu’ils ont fait : encore un long voyage en bateau qui leur a servi de leçon : on ne quitterait plus la Réunion !!!!

Amapola a suivi toute sa scolarité primaire dans une école catholique. Puis, elle a rejoint l’école Joinville jusqu’en classe de troisième, après quoi elle a été au lycée Juliette Dodu. Elle était une bonne élève et sa mère voulait qu’elle soit la première de la famille à obtenir son bac. Et c’est ce qu’il s’est passé ! Amapola a ouvert la voie…

Elle a rencontré son mari alors que ce dernier, habitant Saint-Pierre, était venu passer son bac dans le Nord, car il n’y avait pas de lycée dans le Sud, à ce moment-là. Il habitait dans une pension familiale dans la rue où vivait la famille d’Amapola. Le jeune homme dont elle est tombée amoureuse était aussi chinois, du moins trois quarts chinois puisque son père était complètement chinois et sa mère demi chinoise, demi créole. A l’époque, les mariages inter ethniques étaient impensables. Paule rappelle que la société réunionnaise, il y a cinquante ans, était cloisonnée et que les Chinois veillaient scrupuleusement à empêcher leurs enfants d’aller en tout lieu et particulièrement au bal si les protagonistes n’étaient pas chinois.

Après leur mariage, le jeune couple est allé s’installer à Saint-Pierre, où vivait la famille du jeune mari. Le beau-père était entrepreneur dans le bâtiment, possédait de nombreuses terres. Il a vendu une belle parcelle à son fils ce qui lui a permis de construire une grande maison qui est devenue la maison familiale dans laquelle sont nés cinq enfants.

Le mari d’Amapola est devenu instituteur. Il aimait ce travail et avait des méthodes innovantes qui le faisaient apprécier de ses élèves et des parents d’élèves qui pouvaient constater les progrès de leur progéniture.

Pour elle, ce fut plus difficile. Grâce à son bac, elle a été embauchée dans l’Education Nationale comme remplaçante, en particulier remplaçante des enseignants du secondaire qui prenaient leurs congés administratifs. Elle a donc été obligée d’enseigner dans des classes de collège comme professeur de français et d’anglais. Mais elle est perfectionniste et s’est sentie envahie du syndrome de l’imposteur : elle ne se pensait pas compétente et avait l’impression de ne pas être à la hauteur avec les enfants qui lui étaient confiés. Pourtant, à ce moment-là, c’est ainsi qu’étaient recrutés les maîtres auxiliaires dans l’enseignement : c’est très exactement ce que j’ai vécu moi-même au tout début de ma carrière d’enseignante.

Après cette expérience pénible, elle a trouvé un poste dans l’enseignement primaire. Cela lui convenait mieux. Elle a travaillé vingt années à l’école élémentaire mais, exaspérée par les réformes incessantes, a décidé de prendre sa retraite à trente-neuf ans. Il faut dire qu’avec ses cinq enfants, à la maison, elle avait de quoi faire, d’autant que ses beaux-parents étant malades, elle s’en est beaucoup occupé. En effet, elle avait d’excellentes relations avec sa belle-famille en particulier avec ses belles-sœurs qui l’ont rapidement adoptée comme une des leurs.

Amapola  est très croyante. Elle a été guidée par une marraine catholique, pendant son enfance, et son éducation religieuse l’a marquée. Quand je l’interroge sur la religion de ses parents, la religion venue de Chine, elle m’avoue que tout cela s’est perdu. Ses enfants ont été élevés dans la religion catholique, tous ont fait leur communion et leur confirmation. Amapola et son mari sont restés croyants et pratiquants. Pour elle c’est un grand réconfort. Elle se dit que sans la religion, sans la foi, elle serait morte des chagrins et des difficultés de la vie, mais l’amour qu’elle sent au-dessus d’elle la tient debout. Elle a totalement confiance dans le fait qu’elle est regardée avec bienveillance et protégée par Dieu.

Amapola a connu la France métropolitaine grâce aux congés bonifiés octroyés par l’Education Nationale. Autrefois, il était possible de cumuler plusieurs congés bonifiés, ce qui a permis au jeune couple d’aller vivre presque une année entière, en tout cas, une année scolaire complète dans la région parisienne, d’abord dans le douzième arrondissement puis à Neuilly-Plaisance. Plus tard, parce qu’une de ses filles a épousé un alsacien et qu’elle s’entend bien avec les beaux-parents de cette dernière, elle a passé à deux reprises des vacances du côté de Strasbourg et l’Alsace lui a beaucoup plu, ce qui, naturellement, me fait plaisir puisque je suis originaire du sud de l’Alsace.

Actuellement, tous ses enfants ont un « bon boulot » et c’est un réconfort de savoir qu’ils vont bien et qu’ils n’ont pas de problèmes matériels particuliers. Tous vivent à La Réunion excepté une de ses filles qui est expatriée comme professeur des écoles au Salvador. Elle voit souvent ses descendants qui lui rendent visite dans la grande maison familiale.

Par rapport à la communauté chinoise, Amapola pense qu’elle a eu de la chance et que son histoire a eu lieu à une bonne période, une période où les changements étaient acceptables et tolérés par les uns et les autres ce qui n’était pas le cas avant sa génération. En effet, son mari est un Hakka, c’est-à-dire, un Chinois Han qui vient du Sud et dont le nom indique qu’il « vient d’ailleurs », alors qu’elle-même est de la branche des Namsun. Autrefois, il aurait été impossible qu’un mariage ait pu avoir lieu entre deux personnes issues de ces deux différentes ethnies, alors que quand elle a rencontré son mari, la question ne s’est pas posée.

Amapola n’a jamais eu de problème de cohabitation avec les autres enfants des écoles. Elle s’est toujours sentie bien acceptée. Plus tard, en tant qu’enseignante, elle a retrouvé cette même acceptation partout où elle est allée. Elle attribue cette facilité de vivre en bonne harmonie avec les autres au fait qu’elle est très souriante, simple et directe. Elle a l’impression que ses traits de caractère l’ont toujours aidée à être appréciée de ses collègues

C’est sa fille qui lui a appris à s’ouvrir aux arts et à la culture. Sa fille l’a emmenée au cinéma d’art et essai, lui a fait découvrir la peinture. C’est ainsi qu’elle a suivi des cours, d’abord pendant trois ans au Tampon puis, à La Rivière Saint-Louis. Aujourd’hui, elle peint régulièrement. Elle réalise de beaux tableaux et sa technique préférée est la peinture à l’huile qui est lente et patiente. Elle est aussi membre d’un club qui pratique la calligraphie chinoise. Elle apprend la calligraphie depuis quinze ans, une fois par semaine. Elle écrit aussi avec notre petit groupe d’atelier d’écriture. Quelquefois, elle se montre malicieuse et écrit des textes amusants et même coquins de temps en temps. Quand elle nous les lit, j’aime son rire contagieux. Chaque fois que nous nous réunissons pour écrire, elle nous apporte un plat chinois préparé avec tendresse et nous aimons ses salades chinoises…. Quand elle est habillée en jean, comme elle est toute mince, j’ai l’impression de voir une jeune femme…la jeune femme qu’elle est restée…

Brigitte Finiels
Vies ordinaires- femmes extraordinaires
2020

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