La BD comme elle se porte « de l’autre coté du fleuve »

Si la RDC est considérée comme un pays majeur en terme de BD sur le continent, la République du Congo, située de l’autre côté du fleuve Congo, est souvent décrite comme le pays des écrivains (Tati Loutard, Tchicaya U Tam’si, Sylvain Bemba, Alain Mabanckou, Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala, etc.).

Pourtant depuis quelques années, la BD du Congo-Brazzaville est sur une pente ascendante, les ouvrages publiés augmentent et une certaine effervescence commence à se faire voir.

Douze années après un premier article[1], nouvel état des lieux du 9ème art dans un pays où la répartition de population sur le territoire reste très particulière puisque plus du 1/3 des Congolais vivent dans les deux principales villes que sont Brazzaville et Pointe Noire. Le lecteur pourra le constater en lisant l’article, cette fameuse « macrobicéphalie » se retrouve également dans la bande dessinée puisque les deux villes accueillent, chacune, un milieu de la BD évoluant de façon quasi-autonome, « aidé » en cela par les difficultés de liaison entre elles.

Mais les bédéistes Congolais ont aussi su s’exporter…

 

Les auteurs Congolais, de plus en plus visibles à l’international

Les auteurs Congolais se montrent de plus en plus à l’étranger.

La sortie de l’album collectif Chroniques de Brazzaville en 2012 a permis de mettre en lumière le talent de KHP (Koutawa Hamed Pryslay) qui signe l’histoire la plus importante, à côté de celles de Jussie Nsana et de Lionnel Boussi.

Il y propose une histoire courte racontant les débuts de la guerre civile au Congo et les bouleversements que cela implique pour une famille, s’inspirant de ses propres souvenirs.

Deux ans plus tard, il participera à un nouveau collectif chez le même éditeur : Nouvelles d’Afrique en tant que simple dessinateur pour une histoire traitant d’immigration illégale.

Enfin, en 2018, il sort Les dessous de Pointe Noire, son premier album individuel en Europe. Il y parle de la nécessité qu’ont certaines jeunes femmes Congolaises de vendre leurs corps à des occidentaux afin d’émigrer vers l’Europe.

Tous ses dessins, ces planches, ces cadrages sont entièrement dessinés au stylo bille (un Bic plus exactement) sur du papier canson et ses couleurs sont l’œuvre de crayons de couleurs basiques, vendus dans le commerce.

Cette technique si particulière donne une qualité graphique hors du commun à son travail.

Dans Nouvelles d’Afrique, on pouvait aussi retrouver un compatriote à KHP, Gildas Gamy.

Précédemment, ce dernier avait déjà été publié au Maroc, pays où il vivait, dans le collectif La traversée. Dans cet album, publié chez l’éditeur de Casablanca Steinkiss, plusieurs auteurs d’origines diverses racontaient le destin de plusieurs migrants sub-sahariens tentant de traverser la Méditerranée en bateau depuis les côtes marocaines. Gamy parlait en connaissance de cause puisqu’il avait traversé le désert quelques années auparavant en quittant son pays où il n’avait encore jamais été édité.

En 2013, Gamy publiera Raconte-moi l’abolition de la peine de mort, soutenu par l’organisation marocaine des droits de l’homme puis en 2020, Condamné – e- s à mourir avec Cédric Liano au scénario, toujours sur le même thème.

Un autre Congolais installé en France est Bob Kanza. Celui-ci a quitté son pays natal touché par la guerre civile en 1997 pour s’installer en Côte d’Ivoire. Il débute dans le journal satirique ivoirien Gbich! pour lequel il dessine de 1999 à 2002. Il y crée la série Sergent Deutogo (chronique sur le racket des policiers en Afrique), la rubrique d’actualités Bob Krokeurz ainsi que la série BD Le syndicat des chefs d’États Africains (une satire sur les régimes totalitaires africains). En 2002, la guerre civile ivoirienne l’oblige à nouveau à migrer, en France cette fois-ci.

Depuis, il travaille comme graphiste illustrateur et intégrateur web indépendant (www.bobkanza.com) et travaille de temps à autre pour la presse. Sa dernière incursion dans le domaine de la BD a été Ne me coupez pas !, un album de sensibilisation contre la pratique de l’excision sorti en 2017.

L’un des piliers du journal Gbich ! est son compatriote Willy Zekid qui y était présent dès l’origine. Après une éclipse d’une dizaine d’années, il est revenu dans les pages du journal en 2014. Depuis, il se consacre aux deux séries phares que sont Cauphy Gombo et Papou. En novembre 2018, il a pris la tête du service audiovisuel de Gbich! Celui-ci s’occupe d’animation (dessin animé, vidéo) et produit du contenu audiovisuel destiné à des chaines de télévision ou présente sur le web. Willy Zekid a animé de 2004 à 2016, la série Takef dans le journal Planète jeunes[2], série qui aura une influence importante sur les dessinateurs débutants d’Afrique de l’ouest, en particulier en Côte d’Ivoire. De fait, son style – qui a aussi fortement imprégné les débuts de Gbich! – a fait école dans l’ensemble de la sous-région.

En 2016, il a sorti en auto – édition un album centré autour de Papou, Papou va tout casser, en 2016. Malheureusement, celui-ci ne sera pas diffusé du fait de problèmes d’impression. L’ouvrage devrait ressortir d’ici quelques années. Trois autres projets sont prêts (l’un sur Papou, les deux autres sur Cauphy Gombo).

En Afrique anglophone, on peut citer le travail de Kiyindou Yamakasi, auteur d’Orisha Pikin, publié sur le site en ligne Nigérian Vortex, spécialisé dans la BD mettant en valeur les racines et cultures d’Afrique[3]. Orisha Pikin fut suivi par près de 50 000 lecteurs et reçut un prix au Lagos comic con en 2017. Yamakasi prépare une nouvelle version intitulée Little little Orishas dont la publication est prévue en 2021 et envisage l’adaptation sous forme de série animée. Après un « bachelor » spécialisé dans le cinéma obtenu au Cap (RSA), l’auteur vit maintenant à Paris où il étudie dans une école de cinéma, l’EICAR.

 

La BD au Congo : le réveil

A l’intérieur du Congo, les deux dernières années ont vu naître une petite dizaine d’albums. Cela peut sembler dérisoire, mais cette floraison tranche avec la période précédente où le nombre de productions était faible et le fruit d’initiatives isolées[4].

Cette vague récente n’est pas due au hasard.

Installée à Brazzaville depuis 2016, la bédéiste Camerounaise Elyon’s (Joëlle Epée Mandengue de son vrai nom) a créé le Bilili BD[5] festival, premier évènement autour de la Bd dans le pays, hébergé et soutenu par l’Institut Français du Congo à Brazzaville. Quatre éditions ont eu lieu entre 2016 et 2019. Commencé avec une poignée de participants et 200 à 300 visiteurs en 2016, le festival est monté à près d’un millier de visiteurs l’année suivante puis a encore augmenté au fil des années qui ont suivi.

Le festival se positionne et s’affirme progressivement comme un lieu d’échanges entre les auteurs locaux,  internationaux et les professionnels du secteur (éditeurs, représentants de festivals et de structures culturelles, libraires, distributeurs locaux et étrangers). Il se donne aussi pour mission de servir de plateforme pour la mise en avant de concepteurs de jeux vidéos et de films d’animation issus du continent.

C’est ainsi qu’y ont donc été invités au cours des premières années, des auteurs comme Afif Khaled (France – Maroc), Max QTZ (France), Thembo Kash (RDC), Félix Fokoua (Cameroun),  des représentants d’écoles d’arts ou de structures culturelles comme Mehdi Zouak (INBA Tétouan, Maroc), Pierre Lungheretti (CIBDI D’Angoulême, France), de directeurs de festivals ou de studios d’animation comme Ayodele Elegba, fondateur du ComicCon de Lagos, Claye Edou, réalisateur du film d’animation Minga et la cuillère cassée, d’éditeurs comme Jarjille editions ou Dupuis, de libraires de la RDC ou du Togo etc…

L’an dernier, étape supplémentaire dans le processus de reconnaissance internationale du festival, une convention de partenariat tripartite entre la Cité Internationale de la Bande dessinée d’Angoulême, l’Institut français du Congo à Brazzaville et le Bilili BD Festival est signée à Brazzaville, premier évènement du genre en Afrique centrale[6].

Tout ce foisonnement d’acteurs du secteur tant locaux qu’internationaux du 9ème art, joue aussi – et surtout – un rôle d’effet levier. De fait, c’est une quinzaine d’albums qui sont sortis sur le marché local depuis 2016, tous relevant quasiment de l’autoédition.

On peut citer les séries AU heroes (4 tomes) de Kevin Ekon Boman et Ceasar Boleko, ou Les criquets pèlerins (3 tomes) de l’association Graphik’noir (Franck Nzila, Georget Kounkou, Yann Cardot et bien d’autres), association créée en 2006 et déjà éditrice du fanzine Yi wiri ! entre 2004 et 2006. Konzo (deux volumes : La légende de Bolongo et L’appel du devoir), l’œuvre de Masse Bongos, pseudonyme de Massein Mbongolo, co-fondateur du collectif culturel, Kukia avec lequel il monte des actions en faveur de la bande dessinée (expositions, ateliers, illustrations numériques), collabore avec différentes institutions de la place (Institut français, Centre culturel Jean Baptiste Loutard…) et donc édite des BD dans la capitale économique Pointe-Noire. Depuis quelques temps, à l’image de beaucoup d’autres structures sur le continent, Kukia s’est lancé dans l’animation.

Avant de partir s’installer en France, Yann Cardot a eu le temps d’auto-publier un unique album : Punch boy, en 2018, sous le pseudonyme de Yannos.

Enfin, Djobiss a lancé le second numéro du magazine Mbongui BD, quelques années après le premier.

D’autres titres – qui relève du one shot – sont sortis sur les rayons des quelques librairies de la principale ville du pays (Brazzaville) : Avocat du diable de Makoumbou Milongo et Glénat Brugiel, La tchoukoumeuse de Giscard Soriza Noki et Pucette Sassou-Nguesso, Okotaki, du désespoir à la réussite, scénarisé par Laetitia Nkakou Yoka. Les deux derniers titres ont été publiés par des agences de communication. Le premier a été inspiré par des évènements relatés dans le magazine de poche L’évènementiel, publié par l’agence I-COM depuis 2008, le deuxième – qui porte sur le football – a été publié dans le cadre de la CAN 2015.

Bolingo ya kasi a été scénarisé, dessiné et autoédité par Yanns, nom de plume du franco-congolais Yannick Diankouika, lauréat du 2ème prix au concours de dessins du festival Bilibili 2017[7]. Le jeune ponténégrin[8] Sayane Kid (de son vrai nom Ngamy Olsen) a publié le premier manga Congolais, Kaba, en 2019. Depuis, il s’exprime essentiellement sur le net via sa page facebook.

Enfin, Badik’Art (Valéry Badika Nzila) enseignant à l’Académie des Beaux-arts de Brazzaville[9], qui depuis 2012 publie régulièrement les tomes de la série de La perle de Kitokoville en petit format. A ce jour, douze tomes sont sortis, ce qui fait de cette série, l’une des plus importantes en termes de volumes du 9ème art africain. Badik’Art a également publié des manuels sur la bande dessinée.

L’église catholique a également eu recours à la bande dessinée avec l’album hagiographique, Cardinal Emile Biayenda, serviteur de Dieu, sorti en 2010.

Enfin, comme une reconnaissance supplémentaire de son travail et de son dynamisme, Elyon’s a été désignée co-commissaire de l’exposition qui sera organisée au musée de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2021 pendant la saison culturelle Africa 2020 et 2020 Année de la BD en France.

Mais il est important de souligner que le Bilili BD Festival n’est pas l’unique évènement organisé autour de la BD dans le pays. Avec moins d’ampleur, on peut aussi signaler les activités de l’association ponténégrine Dikouala bulles. Créée en 2016 à Pointe-Noire, par la plasticienne et auteure de BD Jussie Nsana, Dikouala Bulles dit « Rencontre Itinérante de la Bande Dessinée du Congo », est un collectif d’auteurs de bd Congolais mais, aussi un festival de BD, née du désir et de la volonté de mettre en avant le 9e art Congolais, de travailler à rendre la Bande Dessinée Congolaise  accessible à tous afin de favoriser le rayonnement de la bd à Pointe-Noire, aussi en s’exportant au-delà de la ville afin de permettre au public de rencontrer et découvrir les auteurs à travers des activités divers organisés (salon, exposition, festival, dédicace BD, ateliers etc.[10]. Le collectif regroupe en son sein des jeunes passionnés de BD (dessinateurs, scénaristes),  âgés 13 ans et plus (filles et garçons).

Le collectif a organisé des expositions comme Bulles à l’hôtel dont la première édition s’est tenue le 20 février 2020 à l’hôtel Elaïs  à Pointe-Noire (Exposition BD, performance dessin live, slam et Dédicace) ou l’année précédente à l’Institut français de la même ville (du 8 décembre 2018 au 31 janvier 2019).

D’autres évènements ont eu lieu comme le festival Dikouala Bulles qui a connu trois éditions et dont la  4e a été reportée à cause de la situation sanitaire, Bulles Me’ luteeh, carnaval de bande dessinée dans les établissements scolaires de Pointe-Noire en février 2020), De l’idée à la rédaction, une résidence d’écriture, animée par Pat’Lansi[11] (le premier module  s’est tenue en janvier 2020)[12] et enfin Bulles mbwii, une résidence de création dont la première édition s’est tenue du 5 au  17 août 2019 et qui a permis la création des projets BD des différents jeunes auteurs.

De fait, le collectif a également édité le premier numéro d’une revue BD intitulée Luvemb’ et dont le sous-titre est Que le rire soit notre quotidien ! Luvemb’ qui signifie « Pâleur » en langue vili, publié en format A5, est une revue d’humour puisant dans les faits de société, les auteurs sont appelés à réaliser une caricature, une illustration ou une planche de bd dont l’objectif est de faire rire, quel que soit le sujet. Pour le premier numéro, huit artistes ont été publiés : Rughaine, Chico Albert, Netto Woam, K-Césaire, Archange MB, KMP, Freeman et Jussie Nsana. La première édition de la revue a été réalisée à Kinshasa lors de la 6e édition du SABDAM aux frais du collectif, puis la seconde à Pointe-Noire grâce au financement de Tchilif Souvenir à l’occasion de Bulles à l’hôtel. La revue reste diffusée dans les quelques points de ventes de la ville.

Un autre collectif est actif sur Pointe Noire, Gemini Art, avec les jeunes Taliane Poaty, Yves Pambou, Sideron D’eloi (alias Skyfall) et Vann Nassy. S’ils n’ont pas encore publié, ces jeunes auteurs montrent des choses intéressantes sur leur page facebook.

 

La République du Congo, un marché attractif pour le pays frère

Le marché Congolais attire doucement mais sûrement des auteurs de la RDC, véritable pays frère que l’on peut voir depuis Brazzaville[13]. Si celui-ci est LE grand pays de la bande dessinée en Afrique en matière de nombre d’auteurs il est peu actif en matière de productions issues de structures éditoriales du fait de la situation économique du pays. La proximité géographique et culturelle de ces deux pays entraine une forme de solidarité entre les auteurs et associations professionnelles et permet de dégager des opportunités[14].

Ce fut le cas en 2010, pour Serge Diantantu, auteur de RDC publié en France (série Mémoire de l’esclavage chez Caraibéditions) qui a dessiné chez Myk consulting (encore une agence de communication) une histoire de la République du Congo en BD : Grand-père raconte-nous le Congo.

Il y a aussi Yann Kumbozi, auteur kinois très actif dans sa ville d’origine (il a auto publié quatre albums durant cette année 2018), qui a également publié chez Graphik’noir un mini-album intitulé L’étudiant.

Suivant en cela un phénomène déjà constaté avec le festival camerounais, le Mboa BD et Kinois, le Salon africain de la bande dessinée et de l’autre muzik (SABDAM), la création du Bilibili festival a permis de mettre en valeur le travail de différents auteurs et artistes désireux de s’exprimer et montrer leur savoir-faire. Diffusé pour certains à la toute jeune FNAC du Congo à Brazzaville – et même s’il est souvent imprimé sur du papier de moins bonne qualité et en noir et blanc – le 9ème art Congolais existe et le démontre.

Au passage, on pourra constater l’absence totale de soutien public à l’ensemble de ces initiatives. Mais il est vrai qu’en Afrique centrale, en matière d’industrie culturelle, les Etats ont une fâcheuse tendance à se rendre – du moins pour le moment – dispensables…

 

Christophe Cassiau-Haurie (avec l’aide amicale d’Elyon’s et Jussie Nsana).
Le 6 juillet 2020

 

 

[1] Cet article est la suite d’un article précédemment coécrit en 2008, avec Amande Reboul et visible sur le site d’Africultures : http://africultures.com/la-bd-au-congo-brazza-a-lombre-du-grand-frere-8620/

[2] Aujourd’hui disparu.

[3]Le site est visible sur https://vortexcorp.net/

[4] Cf. notre article sur la période précédente (écrit en 2008) : http://africultures.com/la-bd-au-congo-brazza-a-lombre-du-grand-frere-8620/

[5] Bilili : image, dessin.

[6] En Afrique centrale mais pas sur le continent, puisque le Festival d’Alger a également signé des partenariats de ce type. En son temps, Il’en bulles, le salon de la BD de l’Île Maurice, était également en partenariat avec celui de Saint Malo.

[7] Depuis, Yanns est retourné vivre en France.

[8] Habitant de Pointe noire.

[9] Et ancien étudiant de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa.

[10] Extrait de leur profession de foi.

[11] Pseudonyme de Pathis Talansi, cité dans l’article de 2008.

[12] Pour information : http://www.adiac-congo.com/content/paralitterature-les-jeunes-bedeistes-formes-lecriture-du-scenario-111679

[13] A Kinshasa, la République du Congo est appelée  «le Congo d’en face».

[14] Par exemple, des auteurs de Dikouala bulles furent invités lors du dernier SABDAM (Salon africain de la bande dessinée et de l’autre muzik) en décembre 2019.

 

Cet article est dédié à la mémoire du peintre Michel Hengo,

premier auteur de BD du Congo – Brazzaville, décédé en 2019.

 

Photo par Dominique AISS

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