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Nouvelle : Eradications

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Par Marie-Josée Barre l Illustrations par Luko

À toute heure le moustique femelle rôde.

Il affectionne tout particulièrement les nuits chaudes et humides. Lorsque s’assoupissent les corps sous les pales des brasseurs d’air, il apparaît. Prêt à se gorger et se dégorger, il est là, soudain surgi d’on ne sait où. Le dard en érection il effectue des piqués, des loopings. Virevolte autour de sa proie. Se pose un instant là, à l’affût. De sa cache, il observe : un mollet, une épaule, un ventre dénudé, le ravissent. De sa mission il en connaît tous les pièges. Par la mémoire génétique de ses ancêtres il sait. Il visualise des images atroces mais terriblement excitantes : deux mains claquées, et lui, explosé au creux des paumes ! Mort dans la gloire. Sa jouissance est absolue lorsque les mains le ratent. Dans un nouveau croisement éblouissant, il défie l’ennemi avant de piquer droit sur lui. Ce qu’il maudit, c’est le jet criminel d’insecticide. Un index sur le déclencheur, et lui, touché, agoniserait dans une position humiliante ? Les pattes en l’air, secoué de soubresauts ridicules, cherchant désespérément à se raccrocher à la vie… ? C’est fini ?Complètement crevé lui ? Comment peuvent-ils affirmer cette incongruité ? Ils ne devraient pas avoir la mémoire aussi courte ces mécréants exécrables !

Le moustique est mort, soit ! Mais en héros. Son corps gît, qu’à l’instant sa mémoire enrichit celle de ses congénères ! Les formules chimiques sont transmises à son espèce à travers le temps et l’espace… Grâce à tous ses frères morts avant lui, grâce à son propre sacrifice, son peuple se documente et se fortifie. Il en est fier. Il ricane : Les moustiques ont toujours su et sauront toujours se comporter en combattants-résistants-mutants ! Un jour nous redeviendrons les maîtres du monde ! Nous, les tigres de la grande famille des Aedes albopictus et aegypti, nous avons déjà conquis mille pays sur plusieurs continents et nous avancerons dans notre implacable invasion ! L’Europe est notre prochaine cible !

Du plafond il évalue les difficultés de cette nuit. Ah, Bzz ! Qu’importe le danger ! Pourvu qu’il ait le temps d’injecter le centième de ce qu’il transporte précieusement. Peut-être qu’avec un peu de chance il aura le temps de se dévider totalement dans un pore et s’enfuir par la grille de la fenêtre ? La partie ne semble pas trop périlleuse ce soir. Sa proie s’abandonne à la lecture, aucune bombe n’est visible dans le local.

C’est le moment de passer à l’offensive :
Le moustique kamikaze fonce.

En cette nouvelle horrible nuit je ne parviens absolument pas à me détendre au lit. La faute à mes geôliers mais aussi à ce moustique particulièrement agressif qui m’a attaqué durant ma lecture. Comme si les barbaries que j’endure ne suffisaient pas.

Mais je l’ai eu : Plaf ! Aplati sur la page ! Avant de rendre à l’inhumaine Jhénane sa revue scientifique et les horreurs qu’elle contient, il faudra que je le gratte, quand il sera sec, demain. Pouah ! Tout ce sang… J’ai un haut-le-coeur. Beurk ! Je fiche la revue par terre et j’allume la minuscule télé que l’on m’a concédée et sur laquelle ils n’ont programmé que la chaîne de l’État. Je n’ai pas le choix, pour survivre je dois absolument attacher mon esprit à quelque chose qui bouge.

L’émission est à mi-parcours et un présentateur titille des apprentis sorciers pour leur faire cracher leurs recettes secrètes.

L’un des scientifiques locaux déclare qu’il a interpellé tous les entomologistes pour la signature d’un moratoire sur la dissémination… Je suis perplexe, ça sonne faux. Un autre certifie que tout est calculé, pensé, pesé, avec certitude. Il peut jurer que le risque est nul. Un philosophe qui me semble plus sincère rétorque que les biologistes de tout temps ont toujours juré et déclaré leurs certitudes… jusqu’à la catastrophe… Ainsi, le virus Zika… On l’interrompt. C’est le temps du reportage. L’image donne une autre lecture aux discours. Je me répète mentalement ce que mes yeux voient : par le passé on aurait utilisé des moustiques porteurs de la fièvre jaune en leur inoculant des gènes pour lutter contre la dengue, ok, ça, je le savais mais maintenant ce serait au tour des populations porteuses du Zika ? Et après on les lâcherait tout bonnement dans la nature ? Qu’est-ce que c’est que cette fabrique à disséminer les virus ? Où se trouve cette atroce usine dans ce fichu pays ? Et dire que j’étais si près du but !

Je veux tout comprendre. Je bondis : Je rattrape la revue de l’implacable Jhénane. Je tremble. J’ai vu… Oui, là… l’image de la grosse tête et du ventre immonde de l’insecte qu’ils ont créé et dont ils parlent, s’impose sur la page. Je relis…

« … Il y a près de cent ans que les scientifiques scrutent les gènes pour y découvrir le secret de l’évolution. À coups de monstres fabriqués en laboratoire, ils ont repéré une curieuse famille aux pouvoirs énormes : les gènes Hox, prometteurs. Ainsi les moustiques… « 

Je suis terrassée. La certitude des bricolages des généticiens avec les gènes des insectes me foudroie. Mon pouls s’accélère. Je le sens nettement aux battements de mon coeur. HOX ! C’est donc cela que l’on me cachait… Dire que depuis le début de l’année j’arpentais les villes, villages et campagnes dans l’espoir de percer le mystère des armes biologiques. Petite sotte inconsciente j’avais l’intention de faire mes premières preuves de reporter scientifique et j’avais déjà enregistré dans mon ordinateur quelques témoignages fiables sur des agents pathogènes qui ne touchent en rien l’extérieur du corps, mais qui, en y entrant, détruisent en quelques mois tous les organes, les faisant exploser et vouant l’humain touché à une mort inévitable horrible et douloureuse. Une dégueulasse guerre bactériologique en somme ! Washington et les dirigeants du pays m’avaient accordé un visa en raison de mon statut de Major en Master biologie. Tout allait bien. J’avançais dans mon enquête. C’est à l’instant précis où de sérieux indices sur le Centre de fabrication de l’arme de destruction massive me furent communiqués, qu’ils m’arrêtèrent manu militari et m’enfermèrent dans cette chambre abjecte avec pour seule ouverture une fenêtre grillagée donnant sur un mur tout proche, gris et sale.

Je veux écrire, je veux absolument écrire… Je n’ai plus ni stylo, ni papier, ni téléphone, ni tablette. On m’a tout pris et je suis certaine que Jhénane, l’affreuse cruelle Jhénane, m’a laissé exprès cette revue pour m’achever… Flageolante, je poursuis ma relecture…

« … La transgénie n’est pas la bonne méthode de lutte car les virus deviennent de plus en plus résistants aux gènes censés les détruire… Ils mutent de façon complètement imprévisible et peuvent devenir de plus en plus toxiques… « 

Mutation toxique ? Les lignes dansent sous une soudaine fièvre. Je me gratte frénétiquement tout le corps. Je me pose toute raide sur le rebord du lit. Hagarde. Les génies du siècle n’ont pas fini de débattre. Je ne les entends plus. J’hallucine… je lisais l’article sur le gène Hox lorsque j’ai écrabouillé un moustique pas comme les autres…

À l’évidence qui s’impose en mon esprit, je me débats comme une démente : je suis victime de transgénie par dissémination ! Certaine ! Trois fois certaine ! Un gène étranger s’est introduit dans mon patrimoine… Mon être entier est changé. Je le sens. Il y a trois mois encore je sillonnais le pays en pleine forme. Là, ce soir, je suis une autre… Quelle explication scientifique donner à ce phénomène ? Mes yeux effrayés s’égarent dans la pièce… Je le revois ce moustique kamikaze… Je le revois entre deux lignes de la revue. Je revois ses figures de haute voltige et ses loopings vertigineux, ses grands huit et ses zigzags, ses tourniquets incessants et ses piqués sournois.

Ciblant ma joue, mes mains, le lobe de mon oreille. Surtout, surtout, et c’est en cela qu’il était différent : il frôlait sans cesse l’image du monstrueux Hox, comme s’il était en pays de connaissance.

Je me pose des questions délirantes : Quel était le rôle transgénique manifeste confié à cet insecte ? D’où venait-il ? Qui l’a lâché dans ma piaule ? Car enfin, il y a bien une raison au harcèlement de cette méchante femelle ! Avait-elle réussi à me piquer avant que je la fracasse sur la page ? La bête était dégoûtante. Son sang s’étalait rouge autour de son cadavre noir tacheté de blanc. Son sang ? Mon sang oui ! Mon sang seulement ? Quelle cargaison de combat cette chose volante aura-t-elle pu déverser dans mes veines ? Je n’ai que vingt-cinq ans, je ne veux pas être métamorphosée. L’ébullition de la fièvre m’emporte dans la déraison. J’ai une nausée sèche. J’ai très mal aux jambes. Inutile de crier, personne ne m’entendrait dans cet endroit désertique. J’éteins la télé et me recroqueville en boule au fond du lit. Je me recouvre corps et tête du drap rugueux.

Le silence. L’immensité du silence. J’ai peur. Demain, Jhénane l’exécutante, va se pointer à dix heures tapantes avec son attirail de torture, suivie des trois autres membres de tueurs. Ils vont encore chuinter leur ironie dans leur langue :

« Vous allez bien mieux, Mademoiselle la journaliste d’inquisition improvisée ! Il ne nous reste que quelques analyses à réaliser. Bientôt vous pourrez sortir d’ici, on vous le promet. »

Je ne les crois pas. Ils m’ont piégée avec leur visa, kidnappée en compagnie des soi-disant indicateurs recommandés. Je suis leur otage et maintenant leur cobaye pour HOX et toutes leurs saletés virales. Ils vont me piquer. J’ai abominablement peur. Je vais mourir

l’AGENCE DE PRESSE communique:

La jeune scientifique de 25 ans Américano-Italienne, Delia ILARIA, hébergée depuis 3 mois pour ses travaux par l’Institution de Recherche et Développement de l’ÉTAT INDÉPENDANT, est décédée ce dimanche lors de son transfert en urgence à l’hôpital de ce pays – Elle aurait été victime d’une imprévisible rupture d’anévrisme doublée d’une hémorragie interne – déclare le responsable de l’Institution. D’après sa famille elle s’était lancée dans ce pays sur la piste des grands mystères qui entourent les armes bactériologiques et chimiques. Cette mort paraissant suspecte, une enquête internationale a été ouverte.