Portrait de Geneviève, 59 ans : celle qui a su tracer son destin
Geneviève a 59 ans. Elle est née à La Saline Les Hauts et vit aujourd’hui à Bois d’Olive.
La première fois que je l’ai vue, c’était dans l’immense hall des expositions de la Nordev à Saint-Denis. Nous passions toutes les deux l’écrit de l’agrégation de lettres dans des conditions épouvantables : il faisait une chaleur terrible et nos épreuves duraient 7 heures.
Avant de commencer à rédiger, j’étais passée dans les rangs pour voir si certains candidats auraient aimé constituer un groupe pour réviser l’oral pour peu que nous habitions relativement près les uns des autres. J’avais ainsi rassemblé quatre personnes et découvert que Geneviève et moi étions presque voisines. Plus tard, comme nous étions toutes les deux admissibles (les deux autres aussi d’ailleurs), nous avons pris l’avion ensemble et avons planché au même moment au Lycée Buffon de Paris.
Toutes les deux, avons échoué à l’oral…et étions tristes et en même temps lucides : nous avions consacré si peu de temps aux révisions coincées entre nos boulots respectifs et nos obligations familiales. Tout cela crée des liens. Plus tard, Geneviève m’a rejointe au GRETA de Saint-Louis et nous avons ainsi préparé des dizaines d’étudiants aux divers BTS proposés : assistants de direction ; comptabilité ; professions immobilières ; vente…. Nous nous voyons de loin en loin : nous avons plaisir à nous retrouver… nos familles s’agrandissent…
Fouiller et se chercher dans la mémoire
Geneviève se souvient de ses grands-parents comme de très vieilles personnes : elle n’a qu’une image très floue de son grand-père maternel. Quant à sa grand-mère, elle garde l’image d’une vieille dame très gentille qu’elle appelait Mo-Isa. Dans son souvenir, c’était une dame très pauvre qui vivait dans une case de paille et tôle, de deux petites pièces à Fleurimont. C’était une cafrine[1] qui portait de grandes robes et elle la revoit assise devant son feu de bois sur lequel elle cuisinait quotidiennement. Cette grand-mère qui n’avait eu qu’un enfant, la mère de Geneviève, s’occupait régulièrement de ses deux petites-filles.
Du côté de ses grands-parents paternels, tout est un peu vague parce que sa grand-mère qui était aussi sa marraine est morte alors qu’elle n’avait que 7 ans. Quant à son grand-père, il était mort à 33 ans. Tous deux avaient eu une nombreuse descendance dont il restait 7 enfants vivants. Ils étaient tous deux créoles et métissés : les origines ethniques diverses se sont un peu perdues dans la nature. De ce côté-ci aussi, la famille était pauvre.
Partir de rien pour aller quelque part
La mère de Geneviève a eu six filles. Avant de rencontrer son père, elle avait été mariée, dès l’âge de seize ans, et avait eu deux enfants puis elle avait divorcé. Avec son père, elle a eu trois enfants avant de divorcer aussi. Plus tard, elle aura un autre enfant. C’est une femme libre, originale et finalement très moderne, n’acceptant aucune contrainte. Sa maman a sans doute beaucoup souffert avec un mari charmant, charismatique mais autoritaire et infidèle. Juste après le divorce, Geneviève et sa sœur ont été confiées à la garde de leur mère. Elles étaient un peu livrées à elles-mêmes car leur mère était obligée de travailler à faire des ménages pour subsister : la vie était dure et Geneviève se souvient d’avoir eu souvent faim quand il n’y avait pas les moyens de préparer des goûters pour l’école. Plus tard, Geneviève et sa sœur sont allées vivre chez leur père qui en avait demandé la garde et les tensions dans l’ancien couple ont rejailli sur les enfants. Geneviève se rend compte que leur père les montait contre leur mère et cela lui semble aujourd’hui très injuste : les enfants ne réalisent pas toujours qu’ils servent des enjeux de pouvoir qui les dépassent. Aujourd’hui, Geneviève voit régulièrement sa mère encore vivante. Celle-ci vit désormais dans une petite maison auprès de sa sœur, entourée de ses petits-enfants.
Le père de Geneviève a joué un grand rôle dans sa vie. Dès l’âge de dix ans, elle est allée vivre chez lui à Vue Belle, où il travaillait comme chauffeur à l’usine sucrière. Il ne s’est pas remarié, même s’il a vécu avec une autre femme que Geneviève considère un peu comme sa deuxième maman. Cet homme générait la bonne humeur autour de lui : il était un véritable boute en train, généreux et séducteur. Très bel homme, il a multiplié les conquêtes féminines : Geneviève sait qu’il a eu de nombreux autres enfants… « on peut dire qu’il manquait de sens moral » me dit-elle en souriant, indulgente… il avait aussi des dons de magnétiseur et était sollicité pour enlever la douleur, ce qu’il faisait à l’aide de prières. Il était en effet pratiquant catholique, contrairement à son ex-femme qui est presque agnostique, mais Geneviève n’est pas certaine que sa foi ait été très profonde. Geneviève l’a accompagné à la fin de sa vie et sa mort a été très douloureuse pour elle.
Suivre son instinct et trouver sa voie
Petite, Geneviève a découvert l’école assez tard puisqu’elle a commencé à sept ans. Elle a tout de suite été très bonne élève. Au collège de la Saline Les Hauts, elle aimait lire et lisait sans arrêt : elle aimait l’école et s’y trouvait bien. Elle a passé son bac en section littéraire puis est allée en fac de lettres à Saint-Denis. Elle logeait au Crous. La première année lui a semblé difficile : elle manquait de tout. L’argent de sa bourse ne suffisait pas et elle a eu souvent faim. Elle a donc choisi de travailler comme surveillante d’externat au Lycée Roland Garros, à l’EMPR[2] 3 jours par semaine. Elle a continué la fac à Saint-Denis et faisait tous les trajets en bus. Dès la deuxième année, elle a heureusement pu se payer le permis de conduire et acheter une petite voiture, ce qui lui a rendu la vie plus facile.
Peu avant d’avoir sa licence, elle s’est mariée. Son mari habitait La Ravine des Cabris, travaillait à l’usine de fabrication d’huile et construisait sa maison. L’année de sa licence, son premier fils est né.
Elle enchaîne tout de suite sur une maîtrise de lettres dont le sujet est « l’image du Malbar[3]dans la littérature réunionnaise ». Elle est aussi maître auxiliaire dans l’Education Nationale et passe son CAPES beaucoup plus tard : elle le réussit du premier coup. Elle fait toute sa carrière dans deux lycées et rejoint le GRETA. Finalement, lassée par le lycée, à cinquante ans, elle prend sa retraite anticipée grâce à ses trois enfants.
Écouter son cœur et sa voix intérieure
Elle suit alors des cours de peinture pendant trois ans et elle qui n’avait jamais tenu un pinceau de sa vie, se met à peindre tout le temps, parfois de nombreuses heures, jusque tard dans la nuit. Elle aime la peinture figurative et se reconnait dans un besoin de réalisme : l’abstraction ne lui parle pas du tout ! Lorsqu’elle peint, elle aime se sentir dans un état proche de la méditation. Elle aime la sensation de transcendance que lui procure l’état de création de quelque chose de beau.
Elle a d’ailleurs la foi chevillée au corps. Dès la classe de troisième, elle découvre le Docteur Moody dans La Vie après la Vie. Les recherches sur les expériences de mort imminente, sur les témoignages de ceux qui ont passé de l’autre côté de la vie la passionnent. Cela répond à ses questions : pourquoi sommes-nous là ? Quel est le sens de notre existence ? Elle lit beaucoup de livres sur la spiritualité et croit à la vie après la mort.
Geneviève sait que je ne suis pas passionnée par ce sujet. Je l’écoute mais elle me connaît assez pour savoir que je ne m’intéresse pas à ce genre de lecture. Nous nous aimons assez je crois pour respecter nos centres d’intérêt sans pour autant les partager. Peut-être me plaint-elle un peu ? Il est vrai que sa foi lui procure une lumière et une aura que je ne saurais refléter à force de sarcasmes et de doutes.
Elle lit aussi d’autres choses et surtout lit beaucoup, tout le temps, et notre amour commun de la littérature nous lie profondément.
Avoir une identité : être humain, tout simplement
Geneviève se sent complètement réunionnaise. Elle n’a jamais subi de racisme. Elle ne comprend pas bien comment on peut être raciste et tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à du racisme l’indigne au plus haut point.
Ce qu’elle aime de la France, ce sont les valeurs transmises par les philosophes des Lumières. Elle est persuadée qu’un jour la Réunion sera assez forte et solide pour réclamer sinon son indépendance, du moins une plus grande autonomie : cela lui semble inéluctable : La Réunion est trop loin de la métropole pour être une province ou un département : sa place est dans l’Océan Indien. Sur le plan politique, elle n’est pas très motivée, vote à droite par tradition mais ne s’implique pas et se considère plutôt comme apolitique.
Elle va souvent en France métropolitaine puisque son fils aîné, vétérinaire, y vit. Il a épousé une fille du Sud et ils ont deux enfants, une fille et un garçon, dont Geneviève admire le métissage. Ses deux autres enfants ont aussi de très bons postes et ont réussi aussi bien leur vie professionnelle que leur vie affective : chacun a deux enfants (et deux fois des jumeaux !!!)
Geneviève est très « famille » : mari, enfants, petits-enfants : avoir ceux qu’elle aime autour d’elle, c’est cela le bonheur ! Même si elle trouve fatigant d’avoir ses quatre petits en même temps, elle les adore et se réjouit chaque fois qu’elle en a la garde. Son mari joue aussi un grand rôle dans son équilibre : il a toujours été là pour l’épauler, partager ses projets et ses valeurs, ses espoirs. Tous deux, pas à pas, ont construit la famille qu’ils voulaient, privilégiant l’essentiel en tâchant de surmonter toutes les inévitables difficultés.
Inspirer les autres par sa nature
J’aime beaucoup Geneviève : elle respire la générosité et la bonté : je ne l’ai jamais vue en colère ni même énervée. J’admire son tempérament serein et sa foi inébranlable dans l’humanité. Elle a l’air de tout faire sans effort, mais je suis persuadée que cette facilité n’est qu’apparente et que pour bâtir cette maison et cet univers familial harmonieux, Geneviève a dû déployer une énergie sans faille. Ce qui est aussi remarquable, c’est le courage qu’elle a montré pour suivre une voie heureuse, malgré les fragilités de départ, dues à une famille éclatée et à la pauvreté : ses certitudes quant à la présence divine l’ont aidée à ne jamais se résigner et à combattre avec confiance. Peut-être était-elle aussi aiguillonnée par un désir de revanche sur la vie ? Les dés ne sont jamais joués : on peut croire à son Destin.
[1]Noire. Terme non péjoratif qui est attribué aux Noirs d’origine africaine. Par extension est devenu un terme amical (voire amoureux) pour désigner une femme créole.
[2]Ecole militaire préparatoire du Tampon
[3]Indien
Brigitte Finiels
Illustrations : Geneviève