Quand l’artiste
se meurt…

Se dire qu’on ne naît pas artiste, mais on le devient est trop simpliste. Pourtant, il y a cette vérité-là tapissée en chacun de nous. Entre ceux qui ont toujours su ce qu’ils voulaient devenir et ceux que la vie et le hasard ont amenés là, il y a ceux qui se sont construits.

Le terme « industrie de l’art ou de la culture » m’a toujours interpelé. Il me fait peur tant le mot ne sonne pas neutre ni innocent à mes oreilles. Quand je l’entends, des histoires s’infiltrent dans mes tympans pour traverser mes nerfs et murmurer dans ma tête. Des scènes prennent vie dans mon crâne : des « arts-produits », des « ouvriers-artistes », des « contremaîtres d’art » et toute une machinerie pour « fabriquer » des arts. Une moule géante pour ne rien laisser déborder.

Avec un peu de recul, le terme m’horrifie encore plus car il me fait face à la précarité de la situation d’artiste. S’engager dans cette voie, c’est souvent par révolte, par rébellion, par vengeance ou par revanche. L’art est un acte rebelle. Pourtant, avec les normes et les formes, il s’inscrit dans une sorte de rébellion formalisée, une révolte normée. Faire de l’art, c’est se rebeller. Peut-on encore parler de révolte quand d’autres vous disent comment vous révolter ?

Quand un artiste « produit » son œuvre, dans ce sens du terme, est-il producteur ou créateur ? Il y a des subtilités et des sensibilités qui s’effritent dans le langage. Certes, l’artiste est porte-parole d’une société réduite au silence, soumise à se taire, mais il n’est pas que ça. Il est également passerelle, porte entre deux mondes, mais libre à lui d’ouvrir et de faire passer ce qui lui parle. J’imagine par-là une sorte d’instrumentalisation de l’artiste, comme un passoir entre la société et l’art. Pourtant, quand une œuvre touche le public, est-ce que c’est l’artiste qui a répondu à une question ou à un besoin ou c’est le public qui se retrouve dans sa création ? Entre ces deux hypothèses, fine est la nuance. Combien d’artistes se sont déjà sentis perdus dans leur propre production ? Vous savez, ce sentiment intérieur d’insatisfaction, un petit malaise qui dénonce et qui culpabilise que ce n’est pas « lui » ni « elle » ni « eux ». Cette sensation pesante devant une œuvre accomplie dans laquelle on ne se retrouve absolument pas. Face à cette interrogation, voilà que les « normalisateurs », les « connaisseurs » et le public qui félicitent et complimentent. Les applaudissements sont si forts que la petite voix intérieure n’est plus audible. Voilà l’artiste qui n’ose plus protester sans pour autant accepter profondément cette belle « attention ». Quand cette crise apparaît, on est comme tombé dans un trou qu’on a soi-même creusé.

C’est l’enterrement de soi, de l’âme d’artiste et de sa magie. Il périt seul dans ce trou avec les fleurs jetées par-dessus. Petit à petit, les fleurs pourrissent et les admirateurs ont fini leur devoir d’admiration et l’artiste est piégé dans son œuvre.

L’histoire se répète. Les admirateurs découvrent un autre qui creuse sans savoir ce qui l’attend. Commencent alors les acclamations «  il est joli votre trou » « vous savez manier la bêche » ou encore «  vous avez du talent pour former les bords ». Le voilà, nourri de ces encouragements, qui creuse, creuse et qui creuse jusqu’à ce que la terre s’écroule sous ses pieds et tombe dans son trou. Impressionnée par ce travail et ce courage, cet acharnement et ce talent, la foule lance les fleurs. Une. Puis deux. Puis mille. Puis milliers. Puis suffisamment pour couvrir l’artiste entièrement. La foule, qui ne voit plus l’artiste, mais juste les fleurs qu’elle a lancées, s’ennuie, se lasse et finit par s’éloigner, le laissant périr tout seul.

Livré à lui-même, il lui faudra retrouver sa force de départ. Celle qui l’a dégoutée de la société et de son comportement et qui l’a conduit à créer pour la première fois. Son acte de révolte. Malheureusement, il arrive que cette force ne soit plus en lui. Les acclamations et les applaudissements ont fini par taire la voix intérieure. Vous en souvenez-vous ? Celle qui s’est levée dès les premiers attroupements. À force de se trahir, l’artiste a fini par perdre son pouvoir.

Un peu comme Samson qui a coupé ses cheveux pour plaire à une femme…

NA HASSI
Illustration : Sabella Rajaonarivelo