Quand les Malgaches découvrent Orson Welles

Si L’homme est un animal social[1], les Malgaches le sont bien plus que d’autres. Nous sommes de ceux qui aiment se retrouver, de ceux qui considèrent chaque présence comme un devoir, dans la joie comme dans la tristesse. Nos traditions définissent qui nous sommes, nous les transmettons à nos enfants et tout cela constitue notre identité. Seulement, nos réalités changent, nous poussant parfois à revoir nos traditions. Nous sommes de ceux qui supportent mal les changements.

La mort est un passage vers l’autre rive et tout un rituel s’y rapporte. Plus que d’autres, nous sommes de ceux qui accordent une importance capitale aux rituels des morts. Entre autres, certains d’entre nous n’enterrent pas le défunt avant le coucher du soleil. Certains d’entre nous font la veillée funèbre pendant quelques jours voire des semaines avant d’enterrer. Certains d’entre nous n’enterrent pas un jour précis de la semaine. Certains d’entre nous ne présentent pas de condoléances avant une certaine heure. Surtout, beaucoup d’entre nous ne supporteraient pas d’être enterrés loin des siens, loin de leurs ancêtres. Comme le dicton le dit si bien velona iray trano, maty iray fasana – vivants, nous sommes dans la même maison ; morts, nous sommes dans le même tombeau. Certains d’entre nous ne pratiquent pas l’exhumation, pourtant ils doivent s’y soumettre puisqu’aucun corps ne rejoint le cimetière familial en dehors de la ville pour l’instant.

Les circonstances actuelles bousculent nos rites, nous bouleversent ainsi par la même occasion. Entre ceux qui pensent faillir à leur devoir à défaut de ne pouvoir présenter les condoléances en personne et ceux qui se sentent mis à l’écart à défaut de ne recevoir personne présenter les condoléances en personne, le changement est brutal. Toutes ces métamorphoses culturelles, par la force majeure de la situation actuelle, ne sont pas sans conséquences. Surtout, avec les décès qui ne cessent de s’enchaîner. Il est de coutume et essentiel par ici que les familles du défunt vous « voient » pendant la période difficile qui est de perdre un être cher. Quand les groupes de voisinage ou de collègues ou d’amis proches se forment pour présenter les condoléances, il est essentiel pour chacun de regarder les familles dans les yeux, de serrer leurs mains et de prononcer des paroles réconfortantes. Seulement, aujourd’hui, il n’est pas permis de se regrouper, et encore moins de se serrer les mains. Toute une série de traditions soudainement devenue dangereuse, cela affecte irrémédiablement les deux parties.

Si le virus soumet le monde entier au changement, les Malgaches le sont bien plus que d’autres. Ces transformations se ressentent au sein de la société. Elles affectent profondément ceux qui s’attachent aux rituels et aux pratiques qui ont fait de nous ce que nous sommes actuellement. Quand l’annonce de décès précise le nombre maximal de « représentants du quartier », un léger soupir – de soulagement ou de tristesse ou les deux – s’échappe discrètement. Ici, plus le nombre de personnes venu à l’enterrement est élevé, plus le défunt est un être aimé de tous. Aujourd’hui, on ne distingue plus la générosité ni l’affection dont on vous a portées, tout le monde est régi par le même quota autorisé. Que vous ayez été bon ou mauvais, personne ne le saura. Finalement, plus que jamais, nous entrons dans la phase où il faut accepter certaines choses, certains changement. Les Malgaches, adeptes du tsimisaramianakavy – inséparable à jamais – découvrent Orson Welles qui disait « on naît seul, on vit seul, on meurt seul. »

 

[1] Aristote

NA HASSI
Illustration : Sabella Rajaonarivelo