The Large Family, 1963, René Magritte

Aimons-nous
quand on dort ?

Est-ce qu’on cesse d’aimer quand on dort ? Voilà une curieuse question qui a bouleversé toute une nuit de sommeil.

Si on partait du principe que l’amour se nourrit des instants présents et s’intensifie des souvenirs, qu’en est-il de ce sentiment quand même le visage de l’être aimé n’est ancré nulle part dans notre monde onirique. Supposons que le sommeil nous ouvre une autre dimension et que c’est un autre univers que nous habitons. Là bas, tout est nuage ou fumée, rien n’a de forme et rien n’est tangible. La nuit, c’est un autre « nous » qui se lève et qui prend possession du temps et de l’espace. Le tout dans l’immobilité corporelle. Notre corps dans son lit ne fait presque aucun déplacement. Dans cet autre monde, tous nos repères se perdent. Nous n’avons plus de maison, plus de travail, plus d’amis ou plus d’amants. Chaque soir, c’est toute notre identité qui nous échappe. C’est ainsi que cette curieuse question est apparue.

Pendant que nous perdons notre identité dans notre sommeil, est-ce que nous cessons d’aimer l’être cher ? Quand les mains qui se tiennent se relâchent. Quand les corps qui s’enlacent s’évanouissent. Quand les sourires qui s’échangent s’effacent. Quand les mots qui nous parlent n’ont plus aucun sens. Même les regards ne se reconnaissent plus. À ce moment précis, peut-on encore croire en l’amour qu’on éprouve pour quelqu’un. Ce sentiment pourrait-il échapper à toute cette perte de mémoire et d’existence ?

Quand on considère l’amour comme le fruit de la pensée, de l’attirance physique, de l’admiration et de l’émerveillement, il pourrait disparaître dès la tombée de la nuit. Quand c’est un autre univers qui s’ouvre, le monde du soleil se ferme et garde jalousement ses composants.

Quand on croit en un amour sublimé, au-delà du physique et du psychique, on ne cautionne nullement un tel questionnement. Celui d’un amour qui s’enfuit à chaque fois que les paupières se ferment. On croit en un amour qui n’a pas de temps ni d’espace. Même si chaque nuit, on ne fait pas les mêmes rêves, on ne retrouve pas le même décor, on ne vit peut-être pas la même époque, l’amour poursuit jusque dans les méandres de l’existence et du non existence. Cet amour-là, c’est celui que ne s’est pas construit dans les regards, dans les conversations, dans les caresses ou encore moins dans les disputes. Cet amour-là, ce sont des traces invisibles d’instants qui s’évaporent ne laissant ni empreinte ni repères.

Quand on enveloppe l’amour de moments, de mots, de contacts, on éprouve le besoin de l’identifier à ces repères. Quand on limite l’amour à un visage, à un corps, à un prénom, à un âge, à une couleur de peau, à une nationalité, à un talent, on l’oubliera aussi vite que le sommeil et son amnésie s’emparent de notre corps et de notre mémoire.

L’amour échappe à toute tentative de définitions, pour la simple raison que nos raisons d’aimer sont tangibles, physiques, matérielles, accentuées par un désir de confort, de sécurité et d’assurance. Tangibles par les mains qui se touchent. Physiques par les lèvres qui s’embrassent. Matérielles par les cadeaux qu’on s’offre. Le confort d’un câlin. La sécurité d’être aimé. L’assurance de toujours plaire.

Pensons à un amour où aucun contact physique n’est permis, aucune promesse ne se fait, aucun cadeau ne s’échange. Mais cet amour sans visage et sans corps nous fait ressentir une émotion qu’on n’arrive à définir, qu’on n’arrive à comparer ni à référer à aucun sentiment éprouvé auparavant.

Tout ceci n’a peut-être aucun sens ou n’existe pas. Toujours est-il que la question reste en suspens. Aimons-nous quand on dort ?

NA HASSI.
Peinture : The Large Family, 1963, René Magritte