ActualitéCoup de Coeur

Au pays du roman
Correspondance de Marie-Josée Barre

icon-volcan

« UN MONSTRE EST LÀ, DERRIÈRE LA PORTE »

De Gaëlle Bélem
Gallimard - Collection Continents noirs - Février 2020.

Devant le remarquable roman de Gaëlle Bélem ce n’est pas en critique littéraire mais en lectrice que je me pose, très souvent en spectatrice tant nous découvrons notre Réunion sous un angle – que nous savions – sans vouloir le voir véritablement et encore moins le vivre. Du grand art filmique tourné à l’encre forte ! L’auteure nous parle d’humour décapant, c’est vrai, car elle manie avec dextérité cette démotion-là pour habiller de couleurs vives les misères intellectuelles de ses personnages. Ne nous y trompons pas les grandes tragédies (ici créoles,) elles, ne rient pas sous cape. Elles nous pètent à la gueule.

Bon, alors, de quoi s’agit-il ? Qui est ce monstre ? Après lecture chacun pourra le débusquer comme il l’entendra, partout, n’importe où. Pour moi – puisque je me donne voix au chapitre du jugement – le monstre c’est nous, je veux dire la Société, celle qui se détourne des « mal-nés » et les piétine toute leur vie et bien plus avant : aux paliers de plusieurs générations d’ascendants jusqu’à l’esclavage évidemment. Une saga qui, hélas, n’a rien de légendaire. Noyés, pendus, alcooliques, bandits, et j’en passe, depuis le 17ème siècle, telle est la famille Dessainte : maudite !

 

La famille décrite plus largement dans le roman est celle de la petite héroïne, (oui, j’affirme qu’elle en est une dans le sens noble du terme ).Au fait, comment s’appelle-t-elle ? Je n’ai pas fait la rencontre de son prénom, peut-être l’ai-je loupé au détour d’une page ? Cela n’a aucune importance. Je ne connais que le nom de sa seule amie et confidente, sa poupée Bélou.

 

Quelles furent les premières risettes de ce bébé débarquant dans le petit monde interlope de St Benoit ? « Ma naissance fut accueillie avec rancoeur et dépit. » Le père (et mari) passant par hasard devant l’hôpital après son pari hippique se disant qu’il pourrait y faire une visite à son fils, et…

 

« … Il découvrit ce qu’il nomma la sainte horreur. La chose… La chose… La chose c’était une fille ! À ce moment-là, il y eut comme un violent coup d’orage et l’enfant lui tomba des mains. »

 

C’est donc ce jour-là que débute la vie d’Héroïne tissée de drames, d’indifférences, de détestations, de violences et de fantastiques poussées de fièvres pour combats. Lire, écrire, prouver, exorciser, exister, seront ses volontés dès l’âge de 7 ans.

 

Gaëlle Bélem m’entraîne dans sa carriole noire bariolée de rires, tapis mendiant en bannière réunionnaise, dans cette génération dégénérée des Dessaintes « chez qui le linge sale ne se lavait jamais en famille mais, uniquement en public. » Roman sans chapitres, c’est une course folle à travers les quartiers mal famés de St Benoit que je vis. L’écriture est galopante sur un tempo rythmé, syncopé. Il y a urgence pour l’écrivaine. Je suis empoignée de force pour participer à la loufoquerie picaresque, ouvrir grand les yeux sur toutes les scènes burlesques, misérables ou terrifiantes. Le tableau de la bagarre entre le père et la mère est d’une violence inouïe tout en étant un morceau de bravoure littéraire incomparable. J’y suis, là, au pas de la porte, lectrice impuissante devant l’infernale réalité de pugilats familiaux, chavirée par la détresse d’Héroïne et de sa poupée Bélou. « – Arrête Bélou, arrête, c’est rien. Il faut juste qu’on reste cachées. »

 

Heureusement que quelques pages plus tard je me mets à rire à voix haute sur un épique passage de transe mystique entamée par des parents voulant se repentir de toutes leurs fautes : « … tout finirait dans un de ces chambards inimaginables, dès que l’un d’entre eux tenterait d’escalader le poteau électrique qu’ils prendraient comme d’habitude pour La Croix du Christ. »

 

Surtout, surtout, il y a la poésie de Gaëlle pour me sauver de l’apnée, vous savez cette prose légère et fondante de tendresse comme un bonbon ? Cela se passe à la énième arrivée d’amant dans la vie de la mère d’Héroïne, un tit père donc, ivrogne mais si gentil que la jeune fille se prend de grande affection pour lui. « Pour une fois qu’un humain s’enthousiasmait de mes succès scolaires, il n’était guère question que cet état de fait disparût. C’est de là que l’idée me vint vraiment de travailler, de m’obstiner et de réussir à l’école. Une sorte d’action de grâces et un moyen d’attirer encore ses louanges. À l’achèvement de chaque trimestre, le bulletin scolaire entre les dents, je volais comme à tire-d’aile jusqu’à chez lui (…) tourmentée par le besoin d’exister dans le regard de quelqu’un. (…) J’arrivais en sueur et bravant le féroce cerbère qui gardait sa villa, renversant dans ma fuite frénétique vers la survie, la reconnaissance et la gloire, trois ou quatre nains de jardin. J’entrais sans frapper. (…) Tiens, au fait, maintenant que j’y pense! Voici mon bulletin, si tu veux y jeter un oeil. Immédiatement après, je m’évanouissais ! »

 

Jamais je n’ai été tenue en haleine par récit Réunionnais comme celui-ci. Sa texture dense, son style d’écriture à 4 saisons, son vocabulaire riche, imagé, percutant, en font toute sa puissance.

 

Avant « UN POINT C’EST TOUT » emprunté à l’auteure, il me reste à formuler 3 souhaits : que Gaëlle Bélem, 36 ans, récidive, commette rapidement nouveau crime parfait, qu’elle fasse une galopante entrée méritée dans la réputée écurie « Blanche de Gallimard », que vous commandiez au plus vite, pour votre quota émotionnel, ce chef d’oeuvre littéraire à votre libraire préféré.

 

Bien à vous, un point c’est tout.

 

PS : Surtout n’allez pas croire que c’est du copinage. Je n’ai jamais croisé Gaëlle Bélem. (Jusqu’à ce jour.)