Grandir ici

Grandir ici, c’est entendre ces expressions que tout le monde peut vous « souhaiter » ou vous « conseiller » tout au long de votre vie de femme : chez vous, dans la rue, à l’épicerie, à une fête, à une réunion de famille, sur les réseaux sociaux, à l’église, partout et n’importe quand.

Il est intéressant de souligner quelques réalités sur le fait de grandir ici, en tant que femme, car il s’agit certainement d’un de ces « trucs culturels », au-delà d’une simple intrusion dans la vie privée. La question de la pression sociale a sans doute été posée plusieurs fois, à plusieurs niveaux. À une époque où la liberté individuelle est à la fois acquise et perdue, il est encore plus difficile d’être soi-même. À une époque où l’émancipation de la femme est prônée partout, à tout bout de champ, il est nécessaire de faire un bilan.

Grandir ici, c’est devoir admettre que donner naissance est une obligation, bien plus qu’un devoir, bien plus qu’une envie, bien plus qu’un choix personnel. Outre le miteraha fito lahy fito vavy[1] déjà controversée dans sa véritable signification et son origine – il y a l’incontournable asio zandriny amin’izay[2]. Celle-là, tout le monde peut vous le dire dans ce pays, que vous ayez des liens de parenté ou non, que vous vous connaissiez ou non, que vous soyez proches ou non. Grandir ici, c’est se laisser convaincre par le tokatrano fihafiana[3] et le tokatrano tsy ahahaka[4] qui amènent les femmes à subir des violences conjugales de toutes sortes, croyant fermement que c’est leur destin, que Dieu les a créées pour tolérer l’intolérable. Le plus curieux, c’est également la solidarité des femmes à s’encourager dans cette situation, à se soumettre collectivement dans ces conditions dévastatrices. À chaque confidence, à chaque problème et à chaque délit, la seule réponse, quasi-automatique et quasi-unanime, c’est mivavaha[5]. L’objectif n’est pas de remettre en cause le pouvoir de la prière (c’est un autre débat), mais de tirer la sonnette d’alarme sur cette passivité, cette inertie qui tue les femmes à petit feu dans ce pays. Dès l’adolescence, les jeunes filles grandissent dans cette destinée, celle de devoir tout supporter, stoïquement, silencieusement, sagement, honnêtement. Il est d’ailleurs plus juste de penser qu’un mari quitte le foyer – pour toutes les raisons du monde, il a « raison » – plutôt qu’une femme qui décide d’être mère célibataire. Sur ce dernier point, il y a encore un fait intéressant, ce regard accusateur et surtout cette peur que la femme seule vole le mari des autres. Toutes ces réflexions peuvent paraître une psychologie de comptoir, mais à force de grandir ici, elles justifient pourquoi le pays en en est là, d’une certaine manière.

Grandir ici, c’est donner peu de chance et rarement d’occasions aux femmes d’avoir des initiatives, autres que celles qui leur sont réservées. Quand les activités pour les filles c’est le zaitra et asa tanana[6], on s’étonne que les ambitions soient assez limitées. Quand la célébration du 8 mars se limite à des séances de zumba et des défilés dans des tenues ethniques, on s’étonne qu’au XXIe siècle le combat soit loin d’être gagné. Quand les publicités de savon de ménage exposent des femmes qui font la lessive et la vaisselle, on s’étonne que les femmes aient du mal à sortir de la cuisine. Bien que les séries littéraires au lycée soient de préférence pour les filles, celles-ci ont pourtant du mal à imposer leurs idées une fois adultes.

Grandir ici, c’est avoir la trentaine et croiser sur son chemin de femmes des personnes qui – à un moment ou à un autre – ont déjà dit : manambadia amin’izay sao lany zara[7], miteraha amin’izay[8], asio zandriny amin’izay… Grandir ici, c’est avoir beau argumenter et se défendre, voire s’excuser, mais toujours est-il qu’une femme ne doit pas s’écarter de son destin. Puis, le plus terrible, c’est quand on se dit féministe, on vous accuse de suivre juste la tendance…

 

 

[1] Littéralement, enfantez 7 garçons et 7 filles

[2] Littéralement, donnez un petit frère/une petite sœur à l’aîné(e)

[3] Littéralement, le foyer est fait pour subir

 

[4] On ne lave pas son linge sale en public

[5] Priez

[6] Broderie et artisanat

[7] Il est temps de te marier sinon ce sera trop tard

[8] Il est temps d’avoir un enfant

NA HASSI
Illustration : Andou BaliAka