Note de lecture

Le vieux mangeur de temps d’Alexis Villain

Voilà maintenant près de dix ans que ce recueil de nouvelles est sorti aux éditions nocomment®. Depuis « Le vieux mangeur de temps », de l’eau a coulé sous les ponts au « pays des promesses non tenues » (p.135).

Depuis ces temps-là, avons-nous changé  ou sommes-nous les mêmes qu’hier ? Une relecture de cette œuvre, une dizaine d’années après sa parution, est une expérience assez bouleversante. Il est troublant de voir combien le système, son fonctionnement et la population n’ont visiblement pas avancé, contrairement au temps qui nous a pourtant filé entre les doigts.

Le temps s’était-il donc arrêté de ce côté de l’océan Indien ou sommes-nous immuablement contre toute idée progressiste ? Ou peut-être que nous nous plaisons dans cette « voie de développement » qu’on nous a attribuée ? Nous nous sommes tellement accommodés à ce couloir « en voie » à un tel point que nous avons perdu de vue la ligne d’arrivée. De toute façon, ici, comme toujours, l’essentiel est de participer.

Quand l’auteur évoque le lynchage public dans « La chemise rouge » (p.17) et « Un soir sur la route digue » (p.123), on ne peut pas encore démentir que ce soit du passé. Dix ans après, nous n’avons aucune certitude que ces pratiques aient changé. Quand la population perd toute confiance aux autorités, elle fait de son mieux pour se protéger. Pourtant, est-ce une raison pour cautionner ce genre de comportement dangereux ? Le débat sur l’insécurité reste ouvert comme cette bouteille à la mer qui a fini par se noyer à force de prendre de l’eau dans son message.

Quand l’auteur dénonce habilement les manœuvres douteuses et malhonnêtes du personnel carcéral et judiciaire dans « La vieille de la ligne 193 » (p.41), nous entendons encore circuler certaines rumeurs sur ces espoirs de revoir des proches en liberté en échange de quelques billets. Insistons sur rumeurs, le moment est très mal choisi pour accuser sans preuve…

Quand l’auteur raconte cette erreur de diagnostic médical dans « Un soir sur la route digue » (p.123), nous n’osons même pas imaginer les marges possibles en cette période pandémique. Nous sommes à dix ans plus tard et nous essayons tant bien que mal de gérer la situation. Quand les moyens du bord sont limités, mais que les besoins sont terriblement, dangereusement en hausse, le moment est très mal choisi pour se planter

Parlons de plantes aussi d’ailleurs. Quand l’auteur relate le dévouement de « La planteuse de feu » (p.87), posons un moment notre regard sur les collines dépouillées pour réaliser à quel point le chemin est long. Le manque de conscience écologique est un autre combat à mener.

Quand l’auteur parle des mésaventures des artistes dans « Une vie consumée » (p.33) et « Les fresques de Mahefa Vetso Rifatra » (p.113), nous n’osons pas aborder les talents brûlés et ceux qui tombent en ruine ces derniers temps.

Bien sûr, dresser la liste de ce qui ne va pas dans ce pays est un jeu d’enfant. Heureusement, dix ans plus tard, nous avons aussi ces mystères, ces paysages et ces quotidiens qui apaisent. Peut-être, ces décors nous permettent de puiser la force en nous-mêmes pour rester debout, toujours et malgré tout.

« Le vieux mangeur de temps » (p.9) nous rappelle ces passions, qui nous animent, sans que les autres nous comprennent toujours. Éternels incompris, incontournables retardataires certes, nous sommes de ceux qui laissent le temps au temps.

« L’homme au parapluie » (p.69) nous remet en mémoire ce Carpe Diem qui nous définit, cette croyance selon laquelle personne ne meurt jamais qu’à son heure. Cette foi que nous avons en la vie et cette confiance qu’on accorde à la mort, nous les avons gardées.

« L’esprit des montagnes » (p.105) nous fait flotter dans l’insaisissable, nous plonge dans les mystères de l’île, mais également dans ces vertus longtemps attribuées à nos plantes. Nous sommes à dix ans plus tard, nous croyons toujours en la guérison de nos remèdes naturels.

« La promesse de la mer » (p.61) et « Le trésor d’Antongona » (p.53) nous dressent le portrait de la Grande île. Cette merveilleuse contrée aux paysages infinis de beauté et de charme. Elle qui ravit les âmes en quête de sérénité. Elle qui séduit les amoureux de panoramas propices aux voyages intérieurs. Elle qui ne cesse d’émerveiller les passionnés et les artistes dans l’âme.

Dix ans plus tard, nous sommes ce que nous sommes. Des changements ont certainement eu lieu, à notre insu, quelque part, mais ils sont encore imperceptibles. Nous sommes aussi de ceux qui gardent toujours espoir.

Comment est-ce possible ? Peut-être parce que « l’échec, ça vous déshabille… quand on échoue, on se retrouve comme nu… parce qu’on est débarrassé de tous les artifices… ça a de bons côtés, l’échec…nous, Malgaches, nous avons compris ça » (p.144).

NA HASSI
Illustration : Andou BaliAka