Un artiste en cache un autre

Le ridicule ne tue pas, heureusement.

Seulement, tu vis dans ce pays où les parents refusent que leurs enfants s’engagent dans une carrière d’artistes, parce que « ça ne paie pas ». Rien que ça.

En même temps, tu vis dans ce même pays où les gens s’indignent quand le Ministère de la Communication et de la Culture distribue des vivres aux artistes en période de confinement, parce que « les artistes sont déjà riches ». Rien que ça.

Le ridicule ne tue pas, heureusement.

Ici, devenir fonctionnaire, c’est le rêve ultime. S’attribuer un numéro matricule, c’est l’aboutissement de soi. Travailler dans un bureau, c’est le symbole de la réussite. Porter tailleur, mocassins ou talons, pour se rendre au travail, c’est l’image du succès. Rien que ça.

Ici, travailler dans le privé, c’est « juste mandrapaha », en attendant de trouver un poste dans un ministère quelconque. S’éterniser dans le privé, c’est le reflet de l’échec, celui de ne pas avoir réussi à infiltrer un ministère quelconque. Rien que ça.

Ici, un fonctionnaire retraité doit s’acquitter d’une validation de quelques millions avant de pouvoir toucher sa première pension. Un fonctionnaire fraîchement retraité ne percevra rien pendant plusieurs mois avant de pouvoir toucher sa première pension. Après des années des loyaux services, un salaire ponctuel chaque mois, la vie et les vivres en sursis sur une certaine période avant de toucher sa première pension. Fermons les yeux un instant et imaginons une personne retraitée sans un sou qui ne pourra pas trouver du travail à son âge, en cette période d’urgence sanitaire où tout est plus cher. Rien que ça.

Ici, un artiste qui refuse de participer à titre gracieux est un être vénal. Tout simplement parce que beaucoup ne considèrent pas qu’il s’agit d’un métier, d’un fruit de l’effort, d’un long apprentissage (en école ou en autodidacte), d’une passion. Tout simplement parce que beaucoup pensent qu’il suffit d’une cause à défendre, qu’il suffit d’un bon geste, qu’il suffit d’un acte de générosité.

Le ridicule ne tue pas, heureusement.

En période de confinement, les artistes ont été parmi les premiers à mettre leur vie entre parenthèse. Aucun évènement n’a été possible. Une tournée n’a pu se faire. Aucune résidence n’a été permise. Aucune vente de produits n’a été conclue. Si, quelques ventes ont pu marcher, mais en proposant d’aider les plus démunis, en parallèle. Autrement, personne n’aurait acheté. Autrement, on se sentirait coupable. Il faut faire un geste noble. Car, être artiste, c’est avoir la noblesse de l’âme. Car, être artiste, c’est aussi avoir la générosité qui déborde. On peut ne pas avoir grand-chose, mais on est prêt à partager ce qu’on a.

Seulement, les artistes aussi sont de ceux qui ont préféré taire leur propre pauvreté. Car être artiste, c’est être riche. Ne t’avise jamais de te dire artiste si tu n’en as pas les moyens. Car, être artiste, c’est gagner des millions sans dépenser un franc. Car, être artiste, c’est porter des vêtements hors de prix, sans les payer. Car être artiste, c’est porter des vêtements pourris, sans en avoir honte, car on a les moyens de porter mieux. Car être artiste, c’est créer, créer, créer et gagner, gagner, gagner. Car être artiste, ce n’est pas un être humain qui a besoin de manger, de boire ni de dormir. Car être artiste, ce n’est pas avoir un loyer à payer, des matériels à acheter, des musiciens à rémunérer, des enfants à nourrir, des parents à aider, des sœurs à soutenir. NOOOOOOOOOOOOOOOON. Être artiste, c’est gribouiller des tableaux et s’enrichir. Être artiste, c’est griffonner des papiers et s’enrichir. Être artiste, c’est danser comme un content pour rien et s’enrichir. Être artiste, c’est composer quelques notes et s’enrichir. Être artiste, c’est se donner en spectacle et s’enrichir. Être artiste, c’est ne jamais manquer de rien et ne jamais utiliser son argent. Car le cachet des artistes, c’est de l’argent éternel. Pourtant, vos parents ne vous laisseront jamais vous engager dans cette voie, c’est trop risqué. Si, toi, artiste, tu oses te plaindre de la dureté de la vie, on t’aura prévenu. On t’a dit ne de pas t’engager dans cette voie.

Seulement, on s’indigne quand on apporte un peu d’aide aux artistes, ces riches qui devraient plutôt donner aux pauvres. Du moins, ce que semble penser beaucoup à en croire leurs réactions. Parce qu’il y a plus urgent dans la vie. Parce qu’il y a plus important dans la vie. Et toi, l’artiste, parce qu’on t’a prévenu que « ça ne paie pas », mais que tu ne mérites aucune aide non plus, tu avales ta fierté, tu t’étouffes dans ton ego, et tu espères t’inspirer de ces aides apportées aux receveurs, aux chauffeurs de bus et aux prostituées pour imaginer ta prochaine création. En espérant reprendre ton travail et trouver à nouveau de quoi manger. Mais cette vérité-là, tu ne le diras jamais, car être artiste, c’est être riche. Du moins, c’est que les gens de ce pays semblent affirmer.

Le ridicule ne tue pas, heureusement.

Seulement, si ce préjugé prédomine, c’est peut-être parce que c’est l’image que l’artiste renvoie ? Il est peut-être temps d’y réfléchir.

Il n’est jamais trop tard, heureusement.

NA HASSI
Illustration : Sabella Rajaonarivelo