chronique epistolaire

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : Nicholas

le 29/10/2020

 

Lorsque j’ai raccroché hier j’étais profondément déprimée, comme toi j’imagine, comme tant de gens en France et sur notre planète. A la tristesse du re-confinement pour vous, de l’isolement pour nous, s’ajoute le profond sentiment de révolte suscité par l’attentat de Nice qui fait écho à l’assassinat de Samuel Paty.  J’ai été incapable de travailler, de lire, d’écrire.

Finalement j’ai décidé de pister l’amoureux de ma grand-mère Elisabeth. Tu t’en souviens ? Je t’en ai parlé dans l’un de mes courriels. C’était une bonne idée car les recherches nécessitaient une certaine concentration et m’ont permis d’oublier quelque peu ma tristesse mais en même temps leur importance était toute relative. C’était comme si je m’appliquais à faire un puzzle : j’emboitais des pièces et une image commençait à se former. Je ne saurais pas te dire pourquoi j’ai envie d’en savoir davantage sur cet homme ; sans doute à cause de cette petite phrase « Que restera-t-il de nous ? Rien ». Quelle amertume émane de ces quelques mots ! Que s’est-il passé entre lui et Elisabeth ? Pourquoi leur histoire s’est-elle interrompue ? J’ai bien conscience que mes recherches ne me l’apprendront pas mais, je ne sais pourquoi, je m’obstine. Il est fascinant de constater tout ce qu’on peut apprendre sur un individu grâce à Internet : ce n’est pas une surprise en ce qui concerne ta génération ou même la mienne mais je ne pensais pas retrouver cet homme né en 1916 si facilement. Comme je te l’ai dit, c’est son avis de décès qui m’a renseigné essentiellement : il s’appelait Nicholas Sheppard, était officier de marine. J’avais omis précédemment de regarder de plus près l’adresse figurant sur l’enveloppe et cela aussi a complété mes recherches : il était domicilié sur l’USS Fargo dont j’ai retrouvé la trace. C’était un croiseur léger qui arriva en méditerranée le 31 mai 1946 et y resta jusqu’à mars 1947. Son port d’attache en France était Villefranche-sur-mer, si bien qu’en cherchant encore je suis certaine de retrouver la date à laquelle il a dû rencontrer Elisabeth. J’ai noté également le nom de ses enfants et de sa petite fille et je me suis inscrite sur Linkedin pour en apprendre un peu plus sur eux, c’est-à-dire sur lui !

Si ce travail de détective a pour seul mérite de me distraire de mes pensées moroses, c’est déjà bien.

Je viens de recevoir ton message Whatsapp disant que tu avais regardé les 4 épisodes d’Unorthodox d’une traite ce dimanche ! J’étais bien certaine que la série te happerait !

 

Je t’embrasse fort

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : l’âme des objets

le 1/11/2020

 

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme… ? » se demandait Lamartine. Eh bien, depuis ce matin je réponds sans hésitation : OUI !

Parmi les cadeaux que j’ai reçus pour mes 18 ans figuraient deux éléphants en métal plaqué argent décorés de petites pierres semi-précieuses pour les yeux et le tapis de selle. C’étaient en fait des serre-livres. Ils avaient été fabriqués en Inde. Mon père me les avait rapportés d’un voyage à Pondichery et avait passé une commande spéciale afin que les yeux des éléphants soient des topazes bleues, « du bleu des yeux de ma fille », avait-il précisé, à la place des pierres d’origines d’un rouge vif. Les serre-livres étaient ravissants ; en me les offrant mon père avait dit en riant : « Je t’ai rapporté ce cadeau pour ton anniversaire car l’éléphant est censé porter chance en Inde, alors DEUX éléphants, c’est double chance ! ».

Peu de temps après, j’avais quitté Madagascar pour aller poursuivre mes études à Nice et bien entendu il n’était pas question de laisser les serre-livres. Nous avions droit à deux valises et j’avais casé chacun des éléphants dans une valise différente. Arrivée à Nice, j’ai dû me rendre à l’évidence, l’un des deux bagages manquait à l’appel. Il n’a jamais été retrouvé. J’avais l’impression d’avoir perdu une partie de ma chance ! L’éléphant restant ne m’a jamais quittée. Tu t’en souviens certainement. Il nous a suivis dans chaque déménagement, nous a accompagnés au Québec, m’a même escortée lors des six mois que j’ai passés à l’ile Maurice.

Voilà que ce matin je vais à la poste de Soarano en grommelant pour retirer un paquet arrivé la veille. Je n’attendais rien et je fulminais à l’idée de me retrouver dans ce quartier que je déteste. Je ne suis pas agoraphobe mais franchement ce n’est pas un endroit dans lequel on a envie de flâner. Munie du paquet qui ne contenait que des documents parfaitement inutiles de la banque, j’ai hélé un taxi franchement repoussant – heureusement le chauffeur était adorable. Le véhicule dans la cohue impressionnante des passants du marché de La petite vitesse (bien nommé) avançait au pas le plus lent qu’on puisse imaginer, précédé par une charrette à bras et suivi par un autre taxi tout aussi rutilant. Pour me distraire, je regardais les étals à même le sol : des ampoules voisinaient avec des téléphones « reconditionnés », des cordes multicolores avec des petits panneaux solaires, des montres usagées avec des bouteilles vides. Soudainement mes yeux ont frôlé un objet qui m’a procuré tout d’abord un sentiment de bien-être, de déjà vu, puis, l’information étant parvenue au cerveau, tous les signaux de surprise se sont mis à clignoter. Mes yeux sont revenus se poser sur l’objet : c’était, tu le devines, l’éléphant serre-livres.

– Arrêtez-vous, ai-je crié au taxi. Je descends et je vous retrouve chez Shalimar !

J’aurais pu descendre en marche sans dommage mais le véhicule s’est immobilisé et j’ai avancé au milieu de la foule, ne quittant pas des yeux l’éléphant, comme s’il risquait de se volatiliser.

Systématiquement, que ce soit à Madagascar, en France, à Maurice ou à la Réunion, chaque fois que j’apercevais un magasin indien, j’y pénétrais espérant retrouver un serre-livres identique mais chaque fois mes espoirs étaient déçus.

Je me suis accroupie et j’ai pris l’éléphant dans ma main, le cœur battant, montrant avec évidence au vendeur mon intérêt pour l’objet au risque de voir son prix monter en flèche… Là, ma surprise s’est muée en une sorte de stupéfaction superstitieuse : l’éléphant avait les yeux bleus, bleus comme les miens, bleus topaze ! Ce n’était pas le même, c’était LE MIEN, qui après de longues années d’errance me retrouvait.

Peut-on chiffrer la probabilité que je retrouve un jour le deuxième serre-livres ? Où était-il pendant tout ce temps ? Comment s’est-il débrouillé pour enfin croiser ma route ? Un éléphant dans chaque main, je songe que désormais une chance pleine et entière règne sur mon existence !

 

Je viens de lire en quelques jours Raisons obscures d’Amélie Antoine. J’en ai encore le frisson tant le fonctionnement du harcèlement à l’école est décrit pas à pas de façon magistrale. Quel talent, cette auteure. Je la connaissais déjà par « Fidèle au poste ». Je commence aujourd’hui « Sans elle ».

 

Je t’embrasse bien fort, mon Alizée.

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : Behoririka

le 3/11/2020

 

J’ai pensé à toi ce matin plus fort que d’habitude car je suis allée à Behoririka chercher un ruban Led : je n’en trouvais nulle part ailleurs. J’ai un peu hésité car ce n’est pas là que les gestes barrières vont être respectés ! À défaut j’ai mis un masque FFP2. On se rassure comme on peut ! Et oui, je devance ta question ce ruban Led était indispensable dans la cuisine que je viens de réaménager.

Je sais à quel point tu détestes Behoririka et je m’en étonne souvent. Certes nous n’avons pas besoin d’avoir les mêmes goûts en toutes choses et je comprends que la promiscuité, les odeurs te gênent mais ces inconvénients me semblent nettement compensés par le côté caverne d’Ali Baba !

Donc j’ai pensé à toi parce que la foule était encore plus dense qu’à l’accoutumée, parce que des galeries s’enfonçant quelque part sous terre avaient été rajoutées, que des étages avaient poussé depuis ma dernière visite datant d’il y a plus de six mois. Sans fil d’Ariane tu risques fort de ne jamais trouver la sortie du labyrinthe. C’est-à-dire de ce labyrinthe-là car Behoririka est devenu un entrelacs de galeries et les labyrinthes se sont multipliés. On entre d’un côté d’une rue et on sort dans une autre rue. L’endroit où je sévissais ce matin était le meilleur du quartier c’est-à-dire le pire, le plus fréquenté car on y trouve de tout : des vêtements, des saris, des casseroles, des clous, des décorations de Noel, de la vaisselle, des bijoux fantaisie à profusion, des sacs à main… Le plus intéressant c’est de découvrir un objet qu’on ne t’attend pas à trouver là !

J’ai pensé aussi très fort à l’une de mes amies qui raffole de ces colliers faits pour des princesses de l’Égypte ancienne ! : des rubis, des émeraudes ; il y avait même le Koh-i Nor ! Tous les murs d’une petite boutique en étaient recouverts. Moi, j’ai louché sur les boucles d’oreille.

J’ai enfin trouvé mon ruban Led ; normal, tout me sourit depuis que le deuxième éléphant m’a rejoint !

Behoririka pourrait servir de décor à un roman noir : tu t’enfonces dans l’une de ces galeries et tu disparais ! Un détective est mis sur le coup, il réclame un plan ou du moins un croquis de ces lieux pour son enquête. Évidemment il n’y en a pas. Il fait appel à un architecte qui vient sur place, déclare que personne ne peut faire un croquis même approximatif de ces labyrinthes puis, regardant de plus près, pousse des cris de désespoir, crie au scandale, prédit la catastrophe « tout s’effondrera un jour » : il est lui aussi enlevé par les commerçants qui ne veulent pas d’un oiseau de mauvais augure ! Il faut le faire taire ! Des décennies plus tard on trouvera son squelette dans le béton d’une poutre…

Je ne crois pas t’avoir incitée à retourner à Behoririka en ma compagnie quand tu viendras à Tana la prochaine fois ! Tant pis !

 

Je t’aime fort et t’embrasse

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : le Temps

le 06/11/20

 

Mon Alizée,

 

Le temps. Le temps qui passe, le temps qui s’accélère, le temps qui presse, le temps qu’on n’a pas, le temps qui reste, le temps qu’on tue, le temps de…

S’il y a bien une notion que les Malgaches et les Européens appréhendent différemment, c’est celle du Temps. Le Temps auquel je mets une majuscule pour souligner son importance : il rythme nos journées, il rythme notre vie, il rythme nos actions… En tant que zanatany je ne suis peut-être pas la mieux placée pour en parler : j’ai forcément dû être influencée par la pensée malgache mais je reste une vazaha avec cette impatience inscrite au fond de mes gênes et je ne comprends pas toujours les retards, la nonchalance.

Sais-tu comment se mesurait le temps à Madagascar avant que les Européens débarquent avec leur attirail de montres, pendules, horloges… ?  Il se mesurait en temps de cuisson : 5 minutes, c’était le temps de faire griller des sauterelles, 30 minutes le temps de cuisson du riz, une heure deux fois le temps de cuisson du riz. Pour de longues durées on ne parlait pas de faire cuire un zébu et on ne multipliait pas à l’infini le temps de cuisson du riz, on disait simplement « longtemps ». Se dépêcher était une notion quasi-inconnue. Lorsque, avant l’arrivée des premiers véhicules, et des rues aménagées pour les utiliser, on circulait en filanzana porté par des esclaves, on imagine souvent que les privilégiés pressaient leurs porteurs : « Eh, dépêchez-vous, j’ai un rendez-vous ! ». Il n’en était rien. Les gens se déplaçaient lentement, prenaient le temps de se saluer, d’observer une scène, d’acheter un fruit. Lorsque le Résident Le Myre de Vilers arriva à Tananarive en 1886, il somma ses porteurs de courir. Deux autres suivaient pour prendre le relais – sans que la course ne cesse – lorsque les premiers étaient fatigués. Les Malgaches le regardaient passer, moqueurs, se demandant la cause de toute cette agitation !

Seule cette appréhension si particulière du temps peut expliquer l’anecdote que je vais te raconter. Aujourd’hui j’avais donné rendez-vous à 9 heures à un artisan qui travaille le cuivre. A 9 heures 30 on me prévient qu’il est là. J’avais commencé la traduction d’un chapitre particulièrement épineux, je réponds qu’il doit attendre un peu, ce qui signifiait pour moi deux fois le temps de griller des sauterelles, soit dix minutes maximum. Mais je reçois un coup de fil qui me distrait, puis je reprends ma traduction, je bute sur une phrase. À midi j’avale rapidement une part de quiche que m’a fait réchauffer Lalatiana, ensuite je me remets à la traduction, je fais une pause thé à 16 heures et à 17 heures au moment où je décide d’aller faire des courses, le gardien vient à ma rencontre et me rappelle que l’artisan est assis devant le portail. Je suis stupéfaite, effarée, d’abord que personne, ni le gardien, ni Lalatiana, ne soit venu me rappeler que j’étais attendue, ensuite et surtout que ce pauvre homme ait passé sa journée assis là, résigné. Je lui ai présenté mes plus plates excuses ; il n’a pas eu l’air de m’en vouloir…

 

Cet incident m’a remis en mémoire une autre histoire qui date d’il y a une quinzaine d’années. J’avais commandé des fauteuils zafimaniry dans un magasin au centre-ville, pas dans un marché mais, j’insiste, dans un vrai magasin avec vitrine, enseigne, vendeuses, ce qui signifie que les prix s’en ressentent. Et justement un magasin était à mes yeux la garantie de délais respectés, d’un minimum de sérieux. On m’annonce un délai de 15 jours pour la fabrication. Je paie une avance de 50% du prix convenu et je laisse mon numéro de téléphone au cas où… Quinze jours plus tard, je me présente, la commerçante roule des yeux affolés, s’excuse platement, l’artisan n’a pas livré, etc… Je masque mon exaspération et je lui demande pourquoi elle ne m’a pas téléphoné. « Pardon », murmure-t-elle en fixant ses pieds. Alors je recommence mon laïus :

– « OK, la livraison est prévue la semaine prochaine mais si par le plus grand des hasards, les fauteuils n’ont pas été livrés, je compte absolument sur vous pour me prévenir par téléphone. Est-ce que votre téléphone marche ?

-Oui, oui, assure-t-elle.

La semaine d’après, je me défends, par orgueil mal placé d’acquéreur, d’appeler avant de me déplacer. Lorsque j’arrive c’est toujours la même chanson : « L’artisan n’a pas livré » et « Pardon de n’avoir pas téléphoné … ». Je crois que cela m’a été resservi trois au quatre fois. Il arrive tout de même qu’un jour les fauteuils sont prêts. Pendant que deux porteurs les casent dans le coffre de ma voiture, j’inscris le numéro de la plaque d’immatriculation du véhicule sur un papier, j’écris mon adresse, je dessine un plan pour plus de sureté puis je regarde avec férocité la commerçante en martelant le discours suivant :

– Alors maintenant vous allez venir chez moi une fois, deux fois, trois fois et je vous paierai ce qui reste quand j’en aurai envie. Je ne suis pas une voleuse, je vous paierai, soyez en certaine, mais vous allez comprendre à quel point c’est fatigant de se déplacer pour rien !

Et je pars en la laissant bouche bée.

Quinze jours plus tard, on sonne, c’était elle. Je souris gentiment et je soupire : « Pardon, pardon, je n’ai pas d’argent aujourd’hui, je ne suis pas allée à la banque. Revenez un autre jour ! » En moi-même je me promets de la régler à sa prochaine visite. Je me retiens de la payer immédiatement mais je suis persuadée d’agir pour venger les acquéreurs passés et pour le bien des acquéreurs à venir.

Le temps passe. J’attends que quelqu’un vienne me réclamer la somme que je dois. Puis, j’oublie. Plusieurs mois plus tard je réalise ma prétention : moi, étrangère, j’avais cru donner une leçon de savoir-vivre à la boutique ; en réalité tout ce que j’avais glané c’était du mépris et de l’indifférence. Peut-être aussi pensait-on que j’avais vraiment l’intention de voler.  Car personne ne pouvait penser que j’étais si contrariée d’avoir perdu mon temps. Et personne ne vint jamais se faire payer.

 

Pas de nouvelles de toi cette semaine.  Je sais que tu es surchargée de travail ; envoie-moi juste un message me disant que tout va bien !

 

Je t’embrasse

 

Par Hélène VERNON 
Illustration de Sabella Rajaonarivelo

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