objet : Normandie
le 07/11/20
Ma chérie,
J’ai eu ton petit message par Messenger. Tu as eu bien raison, puisque ton département ne travaille qu’en ligne actuellement de rejoindre Laurent dans sa famille en Normandie. Je m’inquiétais à l’idée de te savoir seule dans 20 mètres carrés à Paris et sans la possibilité de la moindre distraction d’autant que tes amis ont également fui la capitale.
Décidemment tu es vouée aux études par correspondance. Ce n’est plus le CNED mais c’est tout comme !
Rire, ce matin : je cherche mon chiffon à poussière rouge que je garde précieusement dans mon bureau à mon usage exclusif. Dans le tiroir ? Point ! Dans le petit placard ? Nenni !
Je finis par demander à Lalatiana si elle l’a vu. Oui, oui répond-elle, je l’ai prêté au chauffeur puisque vous l’avez envoyé chercher vos barres de rideaux de 2 mètres.
Sur le moment, je n’ai pas vu le rapport entre mes barres de rideaux et le chiffon à poussière.
– Mais oui, Madame, il avait besoin d’un tissu rouge pour l’attacher au bout des barres qui dépassent de la voiture ! me dit Lalatiana en haussant légèrement les épaules et en levant les yeux au ciel, de l’air de celui qui énonce une évidence à un demeuré !
Je me suis félicitée d’avoir un chauffeur si consciencieux et une femme de ménage si débrouillarde. Je ris moins lorsqu’en guise de tournevis, on utilise mon précieux couteau de cuisine que je vais retrouver amputé de sa pointe…
Je t’embrasse, à plus tard.
objet familles
le 10/11/20
Je t’ai laissé parler hier soir, sans dire grand-chose : tu avais simplement besoin de vider ton sac. Puis ce matin j’ai réfléchi surtout à une petite phrase qui est revenue dans notre conversation : « je ne supporte pas qu’on attribue certaines de mes réactions au fait que je sois fille unique ». Je te comprends tout à fait, j’ai vécu cela comme toi puisque voilà trois générations que nous perpétuons le modèle ! Mais ce n’est pas cette remarque-là qui est irritante, à mon avis, c’est l’argument si facile, trop facile de la personne en face de toi qui, n’adhérant pas à ton propos, le met sur le compte, non pas d’une réflexion personnelle, mais d’une situation particulière qui t’empêcherait de comprendre certaines choses ou même de les ressentir : « Tu es fille unique, tu ne peux pas comprendre, pire, tes réactions sont celles d’une fille unique ; tu n’as pas d’enfant, tu ne peux pas comprendre, pire, tes réactions sont celles d’une femme sans enfant ; tu n’as jamais été malade, etc ». Bref, c’est nier ta personnalité, ta réflexion personnelle et même ta liberté. On considère que tu es prisonnier (e) de ta situation familiale, professionnelle, sociale et même sanitaire. Que notre environnement conditionne en partie nos façons de penser, c’est indéniable, mais heureusement d’autres facteurs viennent s’y greffer. C’est ce qui va générer notre responsabilité.
Mais au lieu de faire de la philo à trois sous, j’en reviens à ton accrochage avec la famille : depuis mon divorce d’avec ton père nous avons vécu à deux et nous nous sommes disputées…souvent ! Alors, imagine une famille de quatre enfants à laquelle vont se rajouter des cousins, des oncles, des tantes, des belles-sœurs, des beaux-frères qui vivent non loin les uns des autres et se retrouvent régulièrement ! Mais pourquoi te demandais-je d’imaginer ? Tu vis tout cela : les parents de Laurent, le frère et la sœur de Laurent, le mari de la sœur, les enfants de la sœur, le frère de la mère de Laurent, toute cette famille qui se retrouve pendant le confinement dans deux maisons mitoyennes. Ne parlons pas des grands-parents qui vivent à 10 kilomètres à peine !
Une famille dont les membres s’aiment et donc s’entraident, c’est fascinant, n’est-ce-pas ? Ne jamais être seul(e), savoir que l’on peut toujours compter sur quelqu’un… Une « famille formidable » telle qu’elle est décrite dans ce qui fut notre série favorite pendant longtemps. Une famille dans laquelle il y a des mensonges, des jalousies, des tromperies, des différends, mais toujours à la fin de la compréhension, de l’humour, de la tolérance. Une famille donc l’affection qui lie les membres est toujours plus forte que tout, ce qui la conduit à accepter de s’agrandir, de tolérer les éléments étrangers qui y sont amenés par l’un ou l’autre…parce que c’est une fiction !
Dans la vraie vie, oui bien entendu, il y a des familles soudées mais justement parce qu’elles sont soudées, il est difficile de s’y fondre. Au moindre problème, le clan se resserre et l’intrus qui pourrait menacer l’unité est impitoyablement sacrifié !
« Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur » disait Gide. Était-il enfant unique ? Il faut que je me renseigne !
Bon, tu n’en es pas là et personne ne t’a exclue, bien au contraire ! L’accrochage que tu m’as raconté, suivi de la remarque qui t’a déplu concernant ta situation particulière d’enfant unique n’est qu’un incident probablement déjà oublié au moment où je t’écris. Je t’avoue que personnellement, je suis heureuse que tu sois au sein d’une famille pendant ce confinement et non entre quatre murs à Paris.
Et pour conclure sur les familles, je dirai qu’elles sont tout aussi adorables que détestables !
Je t’embrasse
objet : Nicole Sheppard
le 14/11/20
Mon Alizée,
Tu ne m’as jamais dit que sur Linkedin, lorsqu’on consultait le profil de quelqu’un, cette personne le savait ! A vrai dire, je ne te l’ai jamais demandé et ce matin je trouve un message de Nicole Sheppard qui est psychologue à Atlanta : elle a constaté qu’à deux ou trois reprises je m’étais intéressée à elle. Je m’étais servie, pour m’inscrire sur Linkedin et la visualiser, de mon adresse mail professionnelle qui se termine par mg, me situant donc à Madagascar ; et de toute façon j’avais rempli la case « habite à Antananarivo ». Donc, elle m’écrit (en anglais, ce qui n’est pas si facile pour moi ; dommage qu’elle ne soit pas italienne !) pour m’informer qu’elle a noté mon intérêt pour son profil et qu’elle tient à me faire savoir qu’elle est tout à fait prête à s’expatrier si mon entreprise cherche une psychologue americanophone ; elle m’explique pour quelle boite elle travaille actuellement, ce qu’elle y fait concrètement et m’assure que son mari est prêt à la suivre à l’étranger avec enthousiasme ; évidemment, il faudra attendre la fin de la covid et la reprise des vols.
J’étais très gênée ; j’ai failli mentir en lui répondant que j’avais finalement trouvé sur place une psychologue anglophone puis j’ai réfléchi : Nicholas, le père de Nicole, est décédé depuis 14 ans et sa mère depuis 15 ans. La liaison entre Nicholas et Elizabeth semble antérieure à leurs mariages respectifs. Autant dire la vérité, elle ne blessera personne. J’ai donc simplement expliqué à Nicole que j’avais trouvé une enveloppe adressée à ma grand-mère contenant un morceau de lettre sur lequel on pouvait lire : « Que restera-t-il de nous ? Rien ». Cela ayant excité ma curiosité, j’avais, à partir du nom de l’expéditeur inscrit au dos de l’enveloppe, fait des recherches sur Internet. C’est ainsi que j’avais appris qu’il avait deux enfants. Je me suis excusée de ce qui lui paraitrait certainement être une intrusion dans sa cellule familiale et j’ai assuré borner là mes recherches !
Ce soir, pluie torrentielle ici, la première véritablement de la saison des pluies ; j’aime ces averses violentes qui gorgent d’eau la terre, nettoient les routes, font surgir précipitamment la végétation ; ces orages qui zèbrent le ciel d’éclairs fulgurants et nous offrent un spectacle grandiose en 3D ; pourtant j’ai un peu honte de les attendre et de les admirer, attentive à ne rien manquer de l’apocalypse derrière mes vitres, sous mon toit bien étanche de privilégiée : comment ne pas penser à tous les sans-abris de cette ville…
Je t’embrasse fort… Comme tu es loin
objet : Avec elle, sans elle
Le 19/11/20
J’ai reçu avant-hier un message de Nicole Sheppard me disant qu’elle n’est, en aucune manière, gênée de ma curiosité, plutôt amusée, d’autant que s’il y a eu une liaison entre son père et Elisabeth, elle est bien antérieure à la rencontre puis au mariage entre lui et sa mère. Elle m’assure qu’elle n’a jamais entendu son père faire la moindre allusion à une jeune femme rencontrée en France. En revanche, elle sait qu’il parlait français couramment, contrairement à elle, qu’il évoquait avec plaisir et, semble-t-il un peu de nostalgie, la Côte d’azur et la méditerranée en général. Une fois, elle s’en souvient, il bavardait avec un ami qui revenait de France et il s’était exclamé : « Ah oui, je suis bien d’accord, les Françaises sont si jolies ! ». Mais, ajoutait-elle, c’est une réflexion que vous entendrez souvent dans la bouche d’un Américain et spécialement d’un Américain de l’âge de mon père. Elle me dit qu’elle demandera à son frère qui vit en Virginie s’il a entendu parler d’Elisabeth et me contactera si c’est le cas…
Voilà, l’histoire s’arrête là et je suis soulagée que Nicole Sheppard n’ait pas vu dans mes investigations une curiosité déplacée à l’égard de son père. Je n’aurais rien appris sur son histoire avec ma grand-mère mais c’est le contraire qui aurait été étonnant. Le temps et le vent ont emporté leurs secrets.
J’ai fini la semaine dernière « Sans elle » d’Amélie Antoine et j’ai commencé immédiatement « Avec elle » de Solène Bakowski que je viens de terminer. Le premier c’est l’histoire d’une famille dévastée par la disparition de l’une de leurs deux filles de 6 ans (des jumelles). La description de leur descente aux enfers est magistrale. J’ai souffert avec eux, pleuré avec eux, si bien qu’à certains moments, j’avais besoin d’interrompre ma lecture, d’avoir un répit, avant de la reprendre aspirée littéralement par le roman, incapable de le lâcher. Le second, « Avec elle » est l’histoire de la même famille, sans le drame, ce qui ne signifie pas, loin de là, que les personnages vont baigner dans la félicité. Les deux auteures savent explorer avec acuité les méandres du cœur humain : elles nous charment, nous effraient, nous bouleversent, nous étonnent et nous manipulent avec une facilité qui m’a laissée pantoise. En outre, elles ont la même façon d’écrire : un style fluide sans fioriture inutile, qui atteint immanquablement son but.
J’ai commandé d’ici les deux romans qui te seront livrés lundi. Ne les commence pas si tu penses ne pas avoir beaucoup de temps car tu ne pourras plus les lâcher.
Je t’embrasse fort.
Par Hélène VERNON
Illustration de Marie-Charlotte HAHN
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