objet : missives et vieilles dentelles
La pandémie qui frappe le monde est telle que je ne sais quand nous pourrons nous revoir. Oui, bien sûr il y a messenger, whatsapp, etc. et puis même quand nous pouvions circuler librement tout un tas d’impératifs, outre les impératifs économiques, limitaient nos voyages à un ou deux par an. N’importe la difficulté, voire l’impossibilité de faire des projets, me prend à la gorge et m’étouffe tout autant que ne le ferait le virus… et j’ai presque pris en aversion nos petits apéros du vendredi soir ou nos coups de fil. Quand je raccroche je m’aperçois qu’on ne s’est pas dit grand-chose ou que j’ai oublié de te parler de tel ou tel de mes projets ou encore que j’avais une question à te poser et qu’elle restait en suspens…
Presque, car je sais bien que je suis ingrate : malgré tout quel bonheur de te voir même au travers d’un écran, et de te parler même de choses insignifiantes. Je me souviens que lorsque tu es née les portables faisaient à peine leur apparition et étaient loin d’avoir toutes les fonctionnalités qu’ils possèdent maintenant. Skype existait déjà mais les conversations étaient coupées en permanence, ou bien hachées : nous ressemblions à des chèvres en train d’échanger quelques appréciations sur les ronces qu’elles mâchonnaient. D’ailleurs la plupart du temps il nous fallait choisir entre l’image ou le son !
Donc, ne crachons pas dans la soupe, il est appréciable de pouvoir s’entendre et se parler mais… insuffisant ! Il aura fallu cette menace de ne pas nous voir pendant longtemps à cause du virus et aussi le décès de ta grand-mère il y a trois mois pour que j’en sois consciente.
En effet mardi dernier je suis allée à Ambohidahy dans la maison familiale, ranger encore ses affaires, choisir celles que je garde, celles que je donne. Il y avait une nappe en dentelles absolument magnifique que j’ai dû hélas jeter parce que en partie dévorée par les mites. Mais je suis revenue avec un carton plein de papiers : il y avait des documents administratifs, de vieilles factures mais aussi des lettres, beaucoup de lettres, celles qu’elle avait échangé avec papy, celles que je lui écrivais lorsque je faisais mes études en France comme toi, celles de ses propres parents, celles d’un grand-oncle mort à Verdun.
Certaines de ces lettres – comme celles de ce grand-oncle – étaient réunies par un ruban de couleur fanée. J’ai brutalement eu la nostalgie de ce temps où l’on s’écrivait avec de l’encre, avec du papier, de ce temps où l’on attendait le facteur impatiemment, où l’on déchirait l’enveloppe ornée le plus souvent d’un joli timbre pour déplier fébrilement la lettre. Il me semble que si j’avais pris du papier et un stylo aujourd’hui je n’aurais pas écrit la même chose. Et je ne me vois pas imprimer tes mails et les emprisonner à l’aide d’un joli ruban rose !
Mais je sais déjà ce que tu vas me répondre : ils sont dans le Cloud et c’est très poétique aussi ce nuage dans lequel les mots tourbillonnent, virevoltent, dansent pour l’éternité.
Tout ce long prologue pour te dire simplement que j’ai décidé de t’écrire régulièrement. Ne te sens pas obligée de me répondre ; je sais à quel point tes études t’accaparent mais moi cela me fait un bien fou de te parler « en profondeur ».
Pour t’écrire je me suis installée dans ta chambre. Le temps s’y est arrêté l’année de tes 17 ans et la jeune femme que tu es devenue a bien changé depuis trois ans ; il n’empêche que c’est là que je te parle le mieux car ton lit garde encore en son centre le léger creux que ton corps y a imprimé si bien que j’ai l’impression que tout à l’heure tu vas t’y vautrer avec ton chien et un nouveau livre à dévorer.
En écrivant l’objet de mon mail je m’aperçois que tu risques fort de ne pas saisir l’allusion à ce vieux classique d’Hollywood « Arsenic et vieilles dentelles » avec Cary Grant dans le rôle principal. Si tu as un moment regarde-le et dis-moi ce que tu en penses.
Je t’embrasse fort ma chérie.
objet : que restera-t-il de nous ?
En ce temps si particulier où il faut porter un masque, se méfier du collègue de bureau qui est peut-être porteur de la Covid j’apprécie encore davantage mon métier de traductrice. Quelquefois j’ai regretté l’isolement auquel il me condamnait, pas aujourd’hui d’autant que, outre le virus, les embouteillages à Tana se sont encore intensifiés et je plains ceux qui doivent prendre leur véhicule pour aller travailler.
Hier j’ai dû malgré tout prendre la voiture pour aller faire quelques courses et j’ai perdu deux heures. Enfin, pas tout à fait perdu car j’ai pu assister au spectacle du ballet des scooters qui se multiplient : il est de plus en plus fréquent d’en voir certains véhiculant une famille de quatre personnes, c’était le cas hier à deux reprises mais la palme revenait à l’un d’entre eux qui transportait une cargaison d’œufs empilés sur une trentaine de plateaux alvéolés. Espérons que cela ne s’est pas terminé en omelette !
Je t’écris aujourd’hui pour te parler d’une enquête à laquelle je me suis livrée, digne de Sherlock Holmes : tu te souviens du carton de documents et de lettres appartenant à ma mère dont je t’ai parlé dans mon dernier mail ? Et bien, parmi tous ces papiers se trouvait une enveloppe datée de 1947, elle avait été postée des Etats unis, de New York. Elle était adressée à ma grand-mère maternelle, Elisabeth, dont je me souviens bien. Le nom et l’adresse de l’expéditeur étaient inscrits en haut à gauche de l’enveloppe. J’ai failli jeter cette enveloppe que je croyais vide mais à l’intérieur subsistait un fragment de lettre, de la même écriture que celle de l’adresse, petite et régulière. Sur ce fragment j’ai pu lire « …que restera-t-il de nous ? Rien… ». Et je me suis souvenue que ma mère m’avait dit qu’elle était certaine que sa propre mère avait été amoureuse d’un officier américain rencontré à la fin de la guerre. Je n’ai pas posé davantage de questions : c’était une anecdote parmi tant d’autres. J’ai enregistré l’information dans un coin de mon cerveau puis j’ai pensé à autre chose. Mais la petite phrase de ce fragment de lettre gardé par hasard ou intentionnellement m’a donné envie d’en savoir davantage. Sans trop y croire j’ai tapé le nom de l’expéditeur sur mon moteur de recherche google et j’ai retrouvé en quelques minutes la trace de l’amoureux de ton arrière-grand-mère maternelle !
Un avis de décès datant de 2005 mentionnait sa date de naissance, son métier (officier de marine), sa situation familiale. Il avait perdu son épouse un an auparavant, avait eu deux enfants, un garçon et une fille. A la date de son décès il était grand-père depuis peu : son fils avait eu une fille née la même année que toi. Ainsi bien que né à peine 4 ans avant Elisabeth, il a été grand père au moment où elle devenait arrière-grand-mère. J’ai aussi retrouvé la trace de cette petite fille grâce à Facebook. Elle poursuit actuellement des études de biologie.
Mais ce qui m’a ému plus que tout c’est, dans l’avis de décès, d’avoir une photo de cet homme, et une photo de lui jeune, tel que l’a connu Elisabeth.
Bien évidemment il m’a traversé l’esprit que ma mère était peut-être la fille de cet homme mais les dates ne correspondent pas ( ma mère était née en 50) et tant mieux, j’aurais eu beaucoup de peine pour mon père même si l’hypothèse n’était pas exempte d’un certain romantisme !
Il ne reste donc rien d’eux, de leur histoire, sauf un fragment de souvenir ayant échappé à la destruction. N’importe, je vais tenter d’en savoir plus sur cet homme cela m’intrigue et m’amuse aussi.
Ainsi tu as vu Arsenic et vieilles dentelles ? Je suis ravie que tu aies apprécié cette comédie de Capra qui résiste au temps. Savais-tu que le scénario puisé son inspiration dans ce qui est loin d’être une comédie, la vie de Vera Renczi, une roumaine qui par jalousie tuait ses maris et ses amants ( soit plus de trente personnes) qu’elle entreposait ensuite dans sa caves dans des cercueils en zinc !
Je t’aime. A ce soir par messenger.
Par Hélène VERNON
Illustration de Sabella Rajaonarivelo
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