ActualitéExtraordinaires femmes ordinaires de la Réunion

Portrait de Marie-Lise, 58 ans : une femme en cache une autre

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J’ai rencontré Marie-Lise lors de la fête d’anniversaire de mon amie N, une fille hyperactive qui bouge tout le temps, peint, écrit, fait du théâtre… quand elle ne travaille pas. On trouve toujours chez elle des tas de gens dynamiques et Marie-Lise m’a tout de suite plu, ouverte, sympathique, souriante… Elle est née à Saint-Denis et vit aujourd’hui à Étang-salé dans une petite case entourée d’un grand jardin. C’est elle qui a tout rénové, tout installé, tout arrangé, pour en faire un délicieux lieu de vie, avenant et tendant les bras à tous. Aujourd’hui, partons à la rencontre de cette femme à mille histoires…

 

Des couleurs d’ici et de là-bas

L’histoire de sa famille est celle que l’on trouve dans de nombreuses familles réunionnaises et qui – peut-être – est à l’origine de cette grande tolérance que l’on rencontre chez les habitants de cette île. En effet, ses parents ont enfreint les règles familiales en contractant une mésalliance : son père était blanc et sa mère noire.

De fait, ses grands-parents paternels étaient des yabs[1], originaires, dans un passé lointain, de Bretagne et d’Angleterre, installés à l’Est de l’île, dans la commune de Saint-André. Ils n’étaient pas « riches » mais vivaient aisément. Du côté de sa famille paternelle, elle a toujours senti ce rejet de la part de sa grand-mère qui méprisait sa belle-fille, en voulait à son fils et rejetait ses petits-enfants. Pour Marie-Lise, petite fille, cette exclusion, la différence que faisait la grand-mère entre les petits-enfants blancs, adorés, et les petits-enfants noirs, détestés, était à la fois source d’incompréhension et de ressentiment. Comment se construire à partir d’une telle injustice ? Les tensions se retrouvaient dans l’agressivité qui régnait entre cousins et cousines. Heureusement, cette agressivité s’est estompée avec le temps et n’existe plus aujourd’hui. Le grand-père, d’ailleurs, a, lui aussi rompu cet ostracisme de ses petits-enfants bronzés : il n’a pas hésité longtemps à braver la réprobation de sa femme en allant rendre visite à son fils, à vélo !

Du côté de ses grands-parents maternels, c’est une toute autre famille dans laquelle Marie-Lise se sent complètement heureuse. Sa grand-mère, hélas, est morte en donnant naissance à un oncle du même âge que Marie-Lise. Mais le grand-père était très apprécié de ses nombreux petits-enfants. Il était métissé : cafre[2]/ Malbar[3]/ Malgache. C’était un agriculteur qui possédait des terres du côté de Sainte-Suzanne et vivait à la campagne, au bord d’une rivière. Il aimait emmener sa troupe de « marmailles »[4] et tous ceux de la famille qui souhaitaient se joindre à eux. Il les emmenait pêcher, nager, avec ses nombreux enfants, neveux, nièces, cousins, cousines. Tous organisaient alors des journées entières de divertissements au bord de l’eau, embarquant pique-nique copieux et bonne humeur. Il leur apprenait à attraper des chevaquines ou des anguilles à l’aide de sacs de jute appelés « goni », sacs qui servaient un peu à tout. Pour les enfants, c’était une vie de rêve, de totale liberté, de jeux dans la nature, de camaraderie: le monde idéal ! Même laver le linge dans la rivière était considéré comme un jeu. Tout le monde s’y mettait : on frottait le linge contre les pierres et on étalait la lessive propre sur les buissons. On ne rentrait que quand tout était sec et plié, à la tombée du jour ! Pour Marie-Lise, cette vie simple et riche de bonheurs divers était possible à cette époque, avant que La Réunion ne bascule dans l’ère du consumérisme et de la technologie…. Elle regrette ce temps béni, celui de l’insouciance et de la joie de vivre. Chez son grand-père, il n’y avait rien à profusion mais tout ce que l’on mangeait venait de la cour et c’était délicieux et merveilleux. On élevait aussi des poules et même des cochons et ceux-ci se retrouvaient dans les assiettes, de temps en temps, ce qui fait que chez ce grand-père généreux, on n’avait jamais faim !

 

 

 

De la misère à l’espoir

Ce n’était pas tout à fait pareil chez ses parents, à Saint-Denis. Là, la vie était dure. Son père était chauffeur-livreur pour un patron. Le salaire était maigre. C’était un homme intelligent et très habile de ses mains, mais illettré. Sa mère est aussi illettrée, car dès son plus jeune âge, elle avait dû aider à la maison, n’allant ainsi pas à l’école. Son père d’ailleurs, n’était pas allé à l’école non plus, pour les mêmes raisons !

Plus tard, grâce à son courage et à son opiniâtreté, il a réussi à ouvrir son propre garage, un garage « la cour » dans lequel il travaillait beaucoup et bien mais ne gagnait pas grand-chose car il rendait le plus souvent service à tous ! Sa mère travaillait comme employée de maison dans une famille de Blancs. Marie-Lise, la voyait partir tôt le matin et rentrer tard le soir, tous les jours de la semaine, négligeant ses propres enfants qu’elle élevait durement pour s’occuper des autres. Marie-Lise percevait cet emploi qui épuisait sa mère comme une forme moderne d’esclavage : elle s’est juré de ne jamais avoir à subir pareille oppression, pareille humiliation ! Sa mère aussi gagnait peu et par conséquent, il n’y avait pas grand-chose à manger à la maison : une petite case avec cour. On ne mangeait du pain qu’une fois par semaine : c’était la fête, l’odeur de ce pain doré ! Il n’y avait jamais de viande, non plus : tout cela était bien trop cher pour la famille. En revanche, il existait des sortes de coopératives gérées par les communes, financées par l’État, qui procuraient des aides alimentaires, en particulier, fournissaient du lait. Avec ce lait, la mère de Marie-Lise, fabriquait des yaourts. Les fins de mois, sans huile, sans sucre étaient bien difficiles. On voit que les problèmes de « vie chère » qui secouent La Réunion d’aujourd’hui sont très anciens. Et les pénuries d’hier sont bien pires que celles d’aujourd’hui et pourtant, elles étaient moins dures à vivre, grâce aux solidarités du voisinage….

Marie-Lise, du fait de l’absence de ses parents occupés à gagner les petits salaires qui permettaient de vivre, était très sollicitée pour s’occuper de ses petits frères et sœurs. Étant l’aînée, elle devait s’occuper de tout : conduire les enfants à l’école ou à la crèche, faire la lessive au lavoir de Saint-Denis (lavoir qui existe encore, mais n’est plus utilisé et que l’on peut voir dans le quartier de « La Source »). Le jeudi, comme elle n’allait pas à l’école, c’est elle qui lavait le linge de toute la famille ! Heureusement, sa complicité avec sa sœur soulageait sa peine.

Plus tard, la maman de Marie-Lise a décidé de rompre avec l’illettrisme : grâce à une association de quartier, elle a appris à lire.

 

Une histoire de belles rencontres

Marie-Lise, elle, a réussi son certificat d’études. Le jour où elle est allée s’inscrire à l’ANPE pour suivre une formation de coiffeuse, elle a rencontré, dans les locaux de l’ANPE, Jacqueline Farreyrol et Patrick Pongah et qui venaient recruter des chanteurs et des danseurs pour une comédie musicale qu’ils souhaitaient créer : Kalou Pilé[5]. Ils cherchaient des jeunes de 18 ans, capables de chanter, de danser, de parler l’anglais. C’était un peu l’équivalent de ce qui est aujourd’hui la « Star Académie ». Le projet était de former les jeunes pendant une année aux arts de la scène et puis ensuite de les emmener en tournée. Marie-Lise s’est inscrite. Elle vivait à ce moment-là chez son grand-père et a eu la chance d’être sélectionnée pour une première audition : à cette époque, les nouvelles transitaient par télégramme !!! Après cette première audition, qui avait lieu à Saint-Gilles, en présence du Préfet, elle a de nouveau été sélectionnée et finalement, après un dernier entretien, a été choisie, bien qu’elle ne satisfasse pas à tous les critères attendus. Cela a été un peu dur de faire admettre cette chance à sa famille pour laquelle, la scène équivalait à une vie de débauche ! Mais Marie-Lise a bataillé et obtenu gain de cause. Elle a d’abord fait son année de formation, en étant payée et choyée « comme une princesse ». Elle vivait à l’hôtel, chantait et dansait. Après l’année de formation, elle est partie en tournée, à travers toute l’Europe, pendant 3 ans. Cette période faste lui a permis de donner de jolis coups de mains à sa famille. A Paris, elle a vécu dans le petit monde du spectacle, rencontrant Alain Delon, Mireille Darc, Sophie Desmarets…On lui propose alors un contrat pour les USA… mais entretemps, pendant ses vacances à La Réunion, auxquelles elle avait droit tous les trois mois, elle a rencontré un prince charmant ! Amoureuse, elle renonce aux USA et rentre  à la maison !

 

 

L’amour et ses désillusions

Son prince n’est cependant pas totalement charmant : il est marié et a deux enfants. Après son divorce, il aura la garde de sa fille aînée, puis, trois ans plus tard, de son fils. Au début, Marie-Lise se sent coupable : l’éducation religieuse, catholique l’a marquée. Elle élèvera les deux enfants de son compagnon, comme elle a élevé les siens et les considère aujourd’hui encore comme ses propres enfants. Elle vivra vingt-cinq ans avec cet homme, métropolitain muté à La Réunion pour travailler comme Directeur Industriel dans une grosse entreprise locale. Elle aura deux autres enfants.

Quand Marie-Lise a quitté la vie de nomade de la comédie musicale, elle s’est dit qu’il lui fallait prendre son destin en mains. Elle a donc repris des études au Lycée Agricole et a suivi une formation d’horticultrice. Avec son compagnon, ils ont acheté quatorze hectares de terre agricole dans le Sud. Ils ont cultivé la canne à sucre, ont planté des champs d’ananas Victoria. Ils ont été parmi les premiers à en exporter et ont réservé une grande partie des terres à la culture des plantes exotiques qu’ils vendaient à l’exportation : la majorité de leurs plantes coupées et de leurs fruits partaient sur Rungis. Ils employaient 31 personnes. L’exploitation marchait bien mais les charges étaient de plus en plus lourdes. Ils ont donc décidé de tout arrêter avant d’être engloutis par les dettes. Marie-Lise pense que cela aura été une erreur de travailler avec son compagnon : c’est prendre le risque de mélanger les soucis et de perdre la complicité : ils se séparent.

De la France, elle avait une image plutôt positive puisqu’elle avait toujours été accueillie à bras ouverts partout où elle était allée et s’était toujours sentie chez elle. Mais, Marie-Lise est devenue réticente à la suite de sa rencontre avec un Zoreil[6]séduisant qui l’épouse. Il s’avère, en effet, que cet homme est manipulateur, on dirait aujourd’hui « pervers narcissique » : il l’humilie, la méprise, la piège. Aujourd’hui, avec le recul et quand elle évoque cette période sombre de sa vie, elle réalise que cet homme a fait resurgir en elle de vieux démons. Elle sent que la soumission, l’emprise que ce mari exerçait sur elle, sa souffrance, sa honte et sa culpabilité ont un rapport avec ce qu’exprimait sa grand-mère, avec le mépris et le rejet subi dans l’enfance, et même avec le poids des chaînes de l’esclavage et de la colonisation. Aujourd’hui, il faut dépasser le ressentiment, aller de l’avant, briser les fers et redevenir la femme solaire et cosmopolite qu’elle a été.

 

Un nouveau départ et une identité

Marie-Lise décide donc de retourner à la Fac. Elle passe son DAEU[7] et intègre une école de sourds pour devenir assistante d’éducation pour les enfants malentendants. Aujourd’hui elle est toujours assistante d’éducation, mais pour toutes les formes de handicaps.

Marie-Lise, depuis, est engagée dans plusieurs associations écologiques comme le « Réparali » de Saint-Leu, association qui lutte contre le gaspillage et l’obsolescence programmée. Auparavant, elle a été bénévole pour « ATD Quart-monde ». Elle suit aussi des cours de flamenco et des cours de Tango, participe à une chorale, fait du théâtre dans une troupe de Saint-Leu, aime le vélo et les randonnées. On le voit, Marie-Lise est sur tous les terrains, active, dynamique, joyeuse, partageuse !

Avec ses quatre enfants, elle garde des liens étroits, quelquefois – évidemment- associés aux turbulences inévitables dans les familles. Deux de ses enfants vivent en métropole et les deux autres sont installés à La Réunion: en fait, c’est une véritable famille réunionnaise que la famille de Marie-Lise, tissant des liens étroits entre les métissages aussi bien culturels qu’ethniques et géographiques.

Ce qu’elle dit du racisme, à part celui qu’elle a vécu dans sa propre famille est surprenant : ses institutrices, créoles, blanches, issues des grandes familles de propriétaires terriens lui en auraient « fait baver ». Alors que les institutrices venues de métropole auraient été formidables : en particulier l’une d’entre elles lui a laissé un souvenir ému. J’imagine que l’on ne peut rien généraliser à partir de ce témoignage mais c’est celui de Marie-Lise et il est intéressant dans la mesure où il corrobore l’expérience familiale : les Créoles Blancs auraient mis du temps à renoncer à leurs préjugés racistes ; c’est en tout cas, ce qui ressort aussi de mes diverses investigations….

Marie-Lise est assez engagée. Elle aime discuter politique, se sent proche de la France Insoumise pour qui elle vote. En ce sens, elle est un peu atypique dans sa famille qui est plutôt à droite, par tradition. Son itinéraire original et varié l’a conduite à sortir des sentiers battus, des idées toutes faites, des mondes cloisonnés et stéréotypés. Dans sa vie privée, elle est toujours originale et inventive. Elle a aménagé sa cour en petit jardin créole dans lequel elle tente toutes sortes d’expériences horticoles. Elle plante de la vanille qu’elle insémine elle-même à l’instar d’Edmond Albius, cet esclave réunionnais qui, en 1841, découvre le premier le procédé de pollinisation de la vanille, une orchidée endémique. Tout est prétexte à créativité. Un jour, elle déguste un fruit de la passion particulièrement goûteux : elle recueille les graines, les sèche, les enfouit dans la terre et plus tard, lorsque les premières fleurs mauves apparaissent, pratique leur insémination à la main jusqu’à l’obtention de beaux fruits dodus. La moindre brindille est source de bouture et dans son jardin se mêlent fleurs, fruits, plantes médicinales, tiges et feuilles odorantes. Chez Marie-Lise, c’est la conjonction de La Réunion lontan et du monde moderne !

 

 

[1]Blancs réunionnais. A la différence des « Gros Blancs », ils n’étaient pas spécialement aisés.

[2]D’origine africaine généralement, issue de l’esclavage.

[3]D’origine du Sud de l’Inde. Souvent descendants des engagés venus remplacer les esclaves au moment de l’abolition, pour travailler dans les champs.

[4]Un « marmaille » est un « enfant » en créole.

[5]http://jango.eklablog.com/kalou-pile-a3597557

[6]Zoreil : Blanc, Métropolitain. Non péjoratif.

[7]Equivalent du BAC

Brigitte Finiels
à partir de propos recueillis le 2 novembre 2019