ActualitéChronique Epistolaire

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet :expatriée

le 24/11/20

 

Ce matin je mets en route une playlist sur Spotify. Polnareff chante la Lettre à France. J’écoute un peu distraitement ; c’est surtout la mélodie qui m’a séduite dans cette chanson et c’est la raison pour laquelle je l’ai mise dans cette playlist. Mais, pour la première fois peut-être, je prête attention aux paroles, du moins à celles qui me parlent, ignorant les autres :

 

Quelquefois dans les journaux
Je te vois sur des photos
Et moi loin de toi
Je vis dans une boite à musique
Électrique et fantastique
Je vis en chimérique

La différence
C’est ce silence
Parfois au fond de moi
Tu n’es pas toujours la plus belle
Et je te reste infidèle
Mais qui peut dire l’avenir
De nos souvenirs

Oui, j’ai le mal de toi parfois
Même si je ne le dis pas
L’amour c’est fait de ça

 

« Tu n’es pas toujours la plus belle et je te reste infidèle ». Je médite sur cette phrase qui parle sans doute à tous les expatriés. C’est quoi la France pour nous et spécialement pour ceux qui, comme toi et moi, sommes en outre nés à l’étranger ? Le pays de quelques cousins et amis ? Le pays des vacances ? Le pays des études ? Le pays de notre culture ? C’est tout cela pour moi et probablement pour toi, mais c’est aussi un pays qui me reste étranger, qu’il m’arrive de ne pas comprendre et dont souvent je ne suis pas comprise.  « Tu n’es pas toujours la plus belle »…Néanmoins, « Oui, j’ai le mal de toi parfois, même si je ne le dis pas, l’amour c’est fait de ça ».

 

Et Madagascar, que pourrais-je dire de ce pays, de cette île où je suis née, où j’ai vécu la majeure partie de ma vie ? Qu’elle n’est pas toujours la plus belle mais que je lui reste fidèle ? J’y ai tant de souvenirs qui resteront à jamais gravés en moi, font partie de moi. Tant d’images splendides – rizières vert fluo, couchers de soleil hollywoodiens, sourires d’enfants, plages de rêves, lémuriens aux yeux de velours – et tant d’images lamentables – forêts brulées, mendiants réfugiés sous le tunnel les soirs de pluie, collines de détritus puants que se disputent les hommes et les chiens – cohabitent dans l’album stocké dans mon cerveau. Détestation et attirance ; endroit et envers ; beauté et laideur. Je me sens étrangère, je suis étrangère. L’instant d’après je me sens chez moi, je suis chez moi et… je ne suis pas chez moi.

Je vis ici en chimérique, en paradoxes, en incohérences…

Je me souviens de mon retour à Tana après une absence de plus d’un an (lorsque nous étions partis à Montréal). Tu n’étais pas avec moi lors de ce voyage. L’avion approchait d’Ivato, je regardais par le hublot les paysages familiers de rizières et de tamboho sans émotion particulière. Nous avons atterri, j’ai mis mon blouson, j’ai descendu les marches de la passerelle le cœur léger. Puis, j’ai posé les pieds sur le sol malgache : une petite pluie fine s’est mise à tomber, libérant une odeur de terre mêlée à d’autres senteurs que j’étais incapable de détailler mais ce parfum m’a restitué Madagascar, violemment, brutalement. Et, à ma grande surprise, j’ai senti les larmes couler sur mes joues ; des larmes sans sanglots ; juste comme une rivière qui déborde. J’ai tenté de stopper la crue, en vain. Une émotion irraisonnée et surtout inattendue s’était emparée de moi.

J’ai réalisé à quel point j’étais attachée à ce pays, plus que je le croyais, plus que je le voulais. Et, j’avais eu le mal de Madagascar, sans même m’en rendre compte.

Si j’en pars un jour, nul doute que j’aurai le mal de toi, non pas parfois, mais souvent…L’amour c’est fait de ça…

 

Je relis ces phrases écrites hier ; il en ressort qu’il manque un mot dans la langue française : on est ex-patrié(e) lorsqu’on vit loin de son pays mais rien pour désigner l’étranger qui réside depuis longtemps dans un autre pays que le sien. Reste-t-il toujours l’étranger, tout simplement ? Comme le touriste de passage ?  Quelle pauvreté de langage ! En revanche, les Malgaches ont prévu un très joli mot pour désigner les étrangers nés à Madagascar ou y vivant depuis longtemps : zanatany, enfant de la terre, enfant du pays… Lorsque tu prends un taxi, lorsque tu entres dans un commerce, lorsque tu vas dans une administration et que d’une manière quelconque (une phrase en malgache, une réflexion qui te trahit) tu fais connaitre que tu habites Madagascar depuis Mathusalem, les comportements changent. Tu n’es plus le vazaha bête, arrogant, ou trop naïf, ignorant les subtilités du pays ; tu restes le vazaha mais le vazaha zanatany et c’est comme si on t’avait donné une médaille. Même le chauffeur de taxi, qui a pourtant perdu l’occasion de rouler un vazaha de base auquel il aurait pu demander le triple du prix de la course, parait content de tomber sur un zanatany !

 

Toi aussi, née et ayant vécu hors de France, tu porteras à jamais ces contradictions, comme une souffrance mais aussi comme une richesse.

 

Je suis bien grave ce soir ; je n’ai pourtant pas de raison particulière à cette gravité. Tout va bien ici et quand tu m’as appelée je t’ai sentie légère et détendue, profitant de la campagne, du confort d’une vaste maison, de la chaleur d’une superbe cheminée.

 

Bonne nuit ; dors bien, ma chérie ; je t’embrasse.

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : Michael

le 26/11/20

 

Je suis toute excitée ce matin. J’ai même essayé de te joindre par Messenger mais tu n’étais pas disponible… Je viens de recevoir un e-mail de Nicole Sheppard. Elle me dit que, lors du décès de leur père, Michael, son frère, s’est installé avec son compagnon dans la maison familiale de Virginie.  Il l’a entièrement restaurée et meublé dans un style assez avant-gardiste semble-t-il, si j’ai bien compris ce qu’elle écrit. Il s’est donc débarrassé de tous les meubles ; toutefois, il a conservé les papiers de leur père dans des cartons stockés soigneusement dans une dépendance de la villa. Il s’était toujours promis de retracer le parcours de ce dernier qui, en tant qu’officier de marine, a participé à de nombreuses actions des Etats-Unis dans le monde mais il a sans cesse remis au lendemain ce projet d’autant qu’il lui fallait chercher un traducteur car il y avait des documents et des lettres en français.

Tu te rends compte : DES LETTRES EN FRANÇAIS ! et s’il y avait des lettres d’Elisabeth ?

Nicole me dit que son frère a promis de fouiller dans les cartons la semaine prochaine et de vérifier ! J’ai l’impression qu’elle est également dévorée de curiosité et qu’elle insistera auprès de Michael s’il oublie ou traîne.

Je croise les doigts !

 

A demain, je t’embrasse.

Par Hélène VERNON 
Illustration de Marie-Charlotte HAHN

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