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La traversée du miroir

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Par Helena PERRIN l Illustration. Sandrine NANY

Le réel ? Qui a peur du réel ? Qui a peur de Virginia Woolf ? D’abord elle-même, je pense…Lorsqu’elle écrit à Léonard Woolf, son mari, préférer la mort à une autre confrontation avec l’autre qui revient. Forclusion lacanienne ?

La fuite devant l’imminence des troubles…se mettre à l’abri, du loup ? Lupus canis ? N’oublions pas que le chien n’est qu’une répétition, qu’une copie de l’original : canis canis. Qui a peur du réel ? De l’idiotès comme le dirait Rosset. Prendre le risque de l’autre c’est prendre le risque du « soi » du réel soi et donc de la disparition. Tant que le réel est « différé », la pièce peut continuer. Mais si le Réel se fige sur lui-même, pétrification, horreur et arrêt. Le présent qui ne serait plus pris entre le passé et le futur mais qui se glacerait sur lui-même. La fin.

On ne regarde pas le réel en face. Chez les grecs : elle s’appelle Gorgo. Pour la voir, il faut en passer par un bouclier et quel meilleur bouclier, oui quel meilleur prisme, que celui de la raison ? Minerve prête son bouclier à Persée pour apercevoir le reflet de ce qui ne doit pas se voir. Quoi de plus adapté que les tendons d’un Olympien pour endormir Typhon et le vaincre. L’harmonieuse lyre (l’hamonieuse et olympienne raison ?). Toujours est-il qu’il faut endormir le monstrueux, le monstre qui ne se montre pas. Ruser avec. Il faut toujours en passer par un instrument : bouclier, lyre. Cet instrument sera souvent tenu par un homme. Spéculation…voir à travers le prisme, ce qui dérange et qui effraie : l’étrange : pecular, le curieux ? specular ? spectacular ? La spectaculaire étrangeté qui éblouit ? Toujours est-il que Méduse, à son tour surprise par la vision d’elle-même, en perd la tête, au profit d’un héros héroïque qui l’emporte dans sa besace. Méduse s’est faite prendre, la tête.

Le réel n’est que perception. En fonction du désir de réalité qui semblerait le définir, le cerner, le découper…Par exemple, si l’on donnait la parole à Méduse :

L’ensevelissement de Caïn : une pièce-poème qui se termine bien…ou presque).

Scène vide. Sombre. Rideau bleu foncé en arrière-plan.

Une chaise au milieu, éclairée par un halo.

Entre Méduse par la droite. Elle marche nonchalamment et s’avance tout doucement, en dansant un peu, vers la chaise. Elle a de longs cheveux épais qu’elle entortille autour de ses doigts. Elle porte un sac, jeté sur son épaule droite. Il y a quelque chose dans le sac. Elle est pieds nus. Elle s’avance et s’assoit sur la chaise. Lorsqu’elle s’assoit, le rideau arrière reçoit la projection de serpents divers, qui glissent, s’entortillent. Des ombres de serpents, de vrais serpents, des sifflements à foison.

On distingue à peine son visage. Elle est vêtue d’une robe rouge. Elle a les jambes croisées, tête légèrement renversée en arrière, jouant d’une main avec ses cheveux et de l’autre tenant toujours son sac dont s’écoule un liquide.

Elle parle au sac.

-Pourquoi donc serait-ce à David de dévisager Betsabée ?. Moi, Méduse, cheveux de vipères et coeur de chair devenue pierre, j’ai décapité Persé. Il ne m’a pas regardée. Je l’ai vu. Maintenant, que faire des restes ?

Elle laisse tomber le sac.

-Il pèse son poids.

Entrée d’Antigone par la gauche. Méduse ne la voit pas arriver et ne se retourne pas. Pourtant, elle s’adresse à elle.

– Toi aussi, tu dois te débarrasser de quelqu’un il paraît.

-C’est mon destin, je crois. D’enterrer ce qui doit l’être, dignement. Au prix de ma propre vie.

-On a toujours le choix.

-J’ai le choix d’enterrer Caïn avec moi.

-Tu vas réécrire l’histoire.

-Comme toi.

-Et que feras-tu d’Abel ?

-Abel est la meilleure part de Caïn tout comme Ismène est la meilleure part de moi. Il serait bien qu’Ismène, le soleil, rende à Abel tout le bonheur qu’il mérite. Ils seront solaires. Moi, je suis lunaire. Il est de mon ressort d’emporter Caïn, dignement.

-Tu transgresseras l’histoire.

-Certaines histoires méritent d’être transgressées pour le bien d’autres histoires qui ont plus de lumière. Alors oui, j’enterrerai Caïn, mais dans la dignité. Chacune des poignées de terre que je déposerai sur lui, aura une couleur, une saveur, un parfum. Lorsque je déposerai la dernière poignée, je pourrai m’éteindre avec lui. Alors, surviendra la meilleure partie de moi, Ismène la solaire.

La lumière s’éteint.

L’écriture. Le mot se fait chair lorsqu’il s’en va à droite à gauche, se faire réécrire et « quant au réel, s’il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs ». La quête incessante et crainte du réel. Parce que, bien sûr, il n’y a rien de pire que de « tomber » dessus (sans bouclier magique, de surcroît).

C’est ce qui est arrivé au narrateur du Horla. A force de voir se remplir, se vider, se remplir, se vider, se remplir, se vider la carafe, par un jeu de répétitions tourbillonnant, il finit par admettre l’autre ou plutôt l’admettre au point de vouloir l’éliminer. Qui a peur de Virginia Woolf ? L’écriture se fait spirale et décrit par paliers répétitifs.

Il en va de même chez Henri James : l’écriture se fait paliers. Nous nous promenons, en haut, en bas, à droite, à gauche dans une labyrinthique demeure-prétexte (pré-texte). L’idée est bien sûr, au détour d’un couloir obscur, de tomber sur le monstre. Le choc fait perdre connaissance (abolition momentanée de la raison) au narrateur qui, par cette abolition échappatoire, n’en meurt pas. Il s’en sort avec, tout au plus, quelques contusions. La maison ne brûlera pas et lui, ne se noiera pas dans le liquide de l’anamnèse.

Un des auteurs qui a également bien « couru » après le réel : John Ashbery. Dessiner la peinture. Dessiner l’autre à travers le prisme d’un miroir puis écrire à partir du résultat. A la Renaissance, Francesco Mazzola utilise un petit miroir convexe pour obtenir son reflet et le dessiner. Ashbery trouve la démarche fascinante et s’en inspire pour « réécrire » la peinture, sous forme de poème. Voilà un brillant exemple de réappropriation dans une tentative de saisir le réel. Le passé est rapporté au présent et l’écriture tourne sur elle-même dans une sorte de déconstruction affolante.

Pourquoi cette obsession de l’autre, de la répétition ? Le réel est frappé du sceau de l’ailleurs éternel et l’ailleurs éternel fait peur. On essaiera donc de le « capturer » dans un moment. Quoi de plus illusoire ? L’intuition de l’ailleurs réveillera certains de la caverne. Ils sortiront, pour revenir tout affolés et enthousiastes du résultat vu. Il faudra alors expliquer l’indicible. Nous connaissons la fin de l’histoire…

Ma chère amie,

Je suis rentrée, une fois de plus, saoule, après l’avoir rencontrée, elle, la pétrification.

Nous avons discuté, joyeusement et beaucoup négocié. Comme je sais que toi aussi tu as souvent commerce avec elle, il m’a semblé judicieux de te tenir au courant de ces échanges et de leur aboutissement.

Elle me propose la répétition et le figement. Hors de question. Je ne peux me permettre de ne plus bouger et de mourir debout. Nous sommes arrivées à un compromis.

Etant donné que Galatée existe par et pour Pygmalion qui la conduit à la réalité. Etant donné que de par sa nature même, Galatée (et c’est sans doute un peu aussi pour cela, paradoxalement, qu’il l’aime) a toujours un pied dans l’ailleurs, l’informe, la création spontanée. La seule échappatoire possible serait d’aller au-delà de cet ailleurs. Le regarder en face, accepter le figement mais renaître après. Viser de toutes ses force la réalité, la continuité éthique.

J’ai écrit, des mots qui n’appelaient aucune réponse. Ainsi, aucune réponse n’est venue. La fixité du vertige. Etonnante fixité.  Aujourd’hui, j’ai l’impression de recommencer, de revivre, de renaître…

Le gardien de l’âme…

L’ici ne s’explicite qu’à l’appui de l’ailleurs

Tu étais l’ailleurs

Je savais que tu devais devenir l’ici

Je t’attendais

Je t’aperçus à un moment où tu passais, juste comme ça

Sans t’arrêter

Mon âme t’avait reconnu et trépignait d’impatience

De colère

D’envie

Elle savait, par-delà le « je », qu’elle t’appartenait

Le reste, tout le reste, n’était que perte, que fioriture, que délais insipides.

Mon âme ne trouvait d’apaisement que par la définition que tu créais et déposais sur ses contours.

Le gardien, mon socle d’éclosion

Mon possible de vie et de naissances répétées.

Il y avait : celui qui portait tout le poids de l’impossible et des irréels. Puis, il y avait le gardien du troupeau de mon âme. Elle pouvait perdre l’évanescent mais jamais le gardien. Il avait les droits, tous les droits et s’imposerait toujours, en dernière instance ou en première. Il dirait juste à l’âme : « reviens maintenant, il faut rentrer… », elle rentrerait. Le regard inondé d’égarement, elle rentrerait, se lover contre celui qui avait tous les droits, apaisée, son regard lunaire retrouvant peu à peu la sérénité des flots domptés.