Les mains
Par HADDIYYAH TEGALLY l Illustration : Sandrine NANY
Les mains m’ont toujours fascinée. Celles de l’être aimé qui offrent des caresses d’une infinie tendresse à une chair qui palpite. Celles de la mère qui ne se reposent jamais et qui semblent être restées des journées entières sous l’eau, tant elles sont marquées de rides. Celles de l’enfant, tendues devant lui, ouvertes, pour mieux découvrir le monde. Celles de l’artiste ; séduisantes, puissantes et délicates à la fois, qui ont en elles une force créatrice… Les mains ont une existence propre et des milliards d’histoires à raconter, si seulement nous prenions le temps de les lire. Et de toutes les histoires, je crois que la plus belle demeure celle des mains qui se mêlent, aussi différentes soient-elles, afin de sauver notre avenir.
Cette année, j’ai longuement admiré les mains des patriotes. Ce sont des mains sales. De toute façon, ce n’est pas la pureté qui pourra reconstruire un pays, me direz-vous. Et vous aurez raison. Ces mains sont pleines de crasse pour la simple et bonne raison qu’elles sont des plus laborieuses. Les couches de saleté, aussi épaisses soient-elles, ne peuvent cacher le cœur des Mauriciens. Il se tient fièrement sur les mains des hommes, des femmes et des enfants. Celles-là même qui forment un mélange de couleurs, d’ethnies et de religions. Ces mains-là, elles n’hésitent pas à donner aux autres sans rien attendre en retour. Elles n’ont pas peur de se faire mal. Leur unique crainte consiste en ce qu’il adviendrait si elles échouent dans leur mission. Alors oui, je préfère être de ceux qui ont les mains sales, plutôt que d’avoir les coudes serrés contre le corps – ne rien faire – sourire et prétendre que tout va bien. Ou pire encore, se dire que de toute manière, rien ne changera jamais. Ne serait-ce pas là un manque de respect à l’égard des gens qui essaient de faire avancer les choses ? Il nous faut nous entraider, donner des coups de main – les seuls coups qui font du bien – dans la mesure du possible.
C’est souvent lors d’un drame que nous reconnaissons les plus vaillants. Sans doute parce qu’il faut bien du courage pour créer le changement que nous souhaitons. Et sans nos mains, nous en serions dépourvus. Sans nos mains, nous ne pourrions affronter 2020, l’année de tant de malheurs. Car le MV Wakashio, avant de sombrer au fond de l’océan, n’a pas manqué de mettre nos vies en vrac. Et pourtant, de l’horreur, il en sort parfois du beau. Suite à ce naufrage qui a failli entraîner celui du pays tout entier, on ne peut que s’émerveiller devant les mains des Mauriciens. Nous avons découvert qu’elles étaient prêtes à tout pour sauver notre mer nourricière. Malgré l’odeur nauséabonde du fioul rendant la respiration difficile, toutes ces paires de mains à la fois si différentes et si semblables, se sont affairées à nettoyer le littoral. Nous avons pu constater leur pouvoir salvateur lorsqu’elles sont rassemblées. Des mains qui confectionnent des kilomètres de boudins comme un chirurgien recoud des plaies en salle d’opération : avec minutie. Des mains qui unissent leurs forces pour soulever ces boudins et les jeter à la mer. Des mains moites, agitées, qui attendent avec appréhension de savoir si elles pourront se féliciter les unes les autres. D’abord, il y a le silence. Un moment suspendu, hors du temps… Puis, PLOUF ! Ça semble fonctionner. Les boudins flottent. Plus tard, on apprendra qu’ils ont réussi à limiter les dégâts. Le premier aboutissement ! S’ensuivent les applaudissements.
L’année 2020 a vu nos mains contenant tant bien que mal des touffes de cheveux. Cheveux que nous avons ensuite offerts à la mer dans l’espoir qu’ils aspirent ce cancer noir et visqueux, et qu’elle puisse ainsi guérir. Le matin, devant la glace, ce ne sont plus nos cheveux que nous voyons, mais la marée noire. Il suffit qu’ils soient un peu huileux pour que notre esprit nous renvoie à ces animaux qui sont en train de suffoquer, englués dans l’horreur d’une mort lente. La mer a toujours fait partie de nous et désormais, de par ce geste solidaire, c’est comme si une part de nous flottait jusqu’aux perrons de ses vagues, pour finalement s’ancrer en elle. Une façon aussi de dire : « Pardon, Mer ! Pardon de t’avoir souillée depuis toutes ces années. Aujourd’hui, nous tentons de nous racheter à travers ce sacrifice. Accepte-le. Et guéris. Renais de tes blessures, sois plus belle, plus forte, plus libre que jamais. »
Nous prions pour que ce soit le cas ; nous passons des jours et des nuits à regarder nos paumes, comme si Le Créateur s’y trouvait. À tel point que nous commençons à connaître les lignes de nos mains par cœur. Nous y voyons une grande pagaille, le reflet de notre vie d’aujourd’hui. Appréhendant une catastrophe écologique imminente, nous nous mettons à nous ronger les ongles. Pour les plus émotifs, les mains se font douces et réconfortantes, touchant nos yeux et ceux des autres pour effacer les pleurs. N’est-ce pas à travers elles que nous, êtres humains, montrons notre soutien en premier lieu ? Il suffirait que toutes les mains soient tendues pour que règne la paix. Malheureusement, nous sommes un peuple qui frôle le désenchantement : nos mains se ferment et de rage, deviennent des poings. Lorsque toutes nos certitudes partent en eau de boudin – pardonnez-moi l’expression – nous sommes bien obligés de rétorquer.
Ainsi, 2020 a vu des milliers de poings levés dans les rues de Port-Louis et de Mahébourg. Plus que les habits de deuil et les regards noirs, ce qui m’a marqué, ce sont ces poings exprimant leur révolte, leur dégoût, mais aussi l’espoir d’un renouveau. Un optimisme palpable. Il se trouvait partout, sur le bout de la langue comme dans les mains qui entouraient la bouche, formant un haut-parleur pour que résonne une dernière fois l’absurdité de ces choses que nous ne pouvons plus cautionner. Nos mains nous ont servi à nous protéger le visage lorsque nous vomissions tous ces mots qui nous écœurent depuis si longtemps : « communalisme », « corruption », « mensonges », entre autres. Il y a aussi les mains plus fortes, qui ont brandi des pancartes avec des messages coups de poing. Des mains, encore des mains, les unes à côté des autres, tenant fermement des banderoles sur lesquelles s’inscrivent des lettres en majuscule qui crient notre désir d’une île nouvelle. Des mots qui remuent les pensées pour panser notre pays. Vraiment, que serait une marche citoyenne sans les mains, je vous le demande ? Désormais, nous avons la preuve que les mains des Mauriciens sont tout sauf passives. Ces mains-là sont admirables !
À l’aube de 2021, je ne peux m’empêcher de penser aux mains des enfants de demain… Devront-elles être aussi sales que les nôtres ? Seront-elles assez fortes pour s’accrocher à cette vie semée d’embûches ? À la naissance déjà, leurs tout petits doigts se resserrent autour des nôtres, comme s’ils se posaient les mêmes questions. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a que main dans la main que nous pourrons avancer vers un avenir meilleur.