objet : Désiré suite
le 16/12/2020
Désiré resta donc trois mois immobilisé sur sa natte. Sa grand-mère le nourrissait de bouillons qu’elle lui faisait avaler à la cuillère, elle le lavait, elle appliquait des linges mouillés d’eau fraiche sur son visage et son corps. Le guérisseur venait le masser tous les deux jours. Évidemment l’état de l’enfant se dégradait. Les massages avaient évité les escarres et la nécrose de la jambe où se trouvait la fracture ouverte mais cela n’avait servi qu’à prolonger la lente agonie de Désiré. Chacun savait à présent qu’il était condamné. Il avait tellement maigri que le contour de ses os était devenu visible sous la peau. Seule la jambe malade paraissait normale mais c’était l’infection qui avait gonflé les chairs. Les parents, les frères et les sœurs venaient chaque jour lui rendre visite. Le père en larmes n’osait pas dire à la grand-mère qu’elle devait cesser d’espérer. Sans relâche celle-ci prodiguait ses soins à l’enfant qui désormais était dans un état de semi-conscience ; elle refusait d’admettre ce qui paraissait inéluctable.
C’est elle la première qui sauva son petit-fils : sans ses soins il n’aurait jamais tenu 3 mois malgré une constitution solide. Or, c’est au moment où chacun put constater que l’enfant était arrivé au bout de sa résistance, que la fièvre le dévorait et qu’il ne pouvait plus s’alimenter, ni parler, que le père entrevit un rayon d’espoir. Dans la matinée, l’un des villageois qui revenait de Manakara lui raconta en riant que sur la route il avait croisé une vazaha vraiment drôle car elle était plus grande qu’aucun des hommes qu’il avait pu croiser dans sa vie, avait de longs cheveux jaunes et portait de grosses chaussures qui semblaient peser terriblement lourd : peut-être avait-elle peur de s’envoler car malgré sa haute taille, elle était très maigre.
Le père de Désiré, depuis ce récit, tournait et retournait une idée qui s’était imposée à lui : et si cette vazaha pouvait guérir son fils ? Lorsqu’il était très jeune il avait travaillé pendant 6 mois à Manakara et avait eu l’occasion de fréquenter des vazaha : ils étaient vraiment bizarres et quelquefois désagréables mais il fallait reconnaitre qu’ils savaient soigner. Il pouvait en témoigner. C’était d’ailleurs en souvenir de ce séjour et des vazaha qu’il avait cotoyés qu’il avait donné à son fils un prénom français.
Sur ce, il alla rendre visite à Désiré et constata que son état s’était encore aggravé. C’est là qu’il prit la décision de faire examiner l’enfant par la vazaha aperçue par son ami. La grand-mère poussa des cris de réprobation :
– Tu es fou ! Il ne survivra pas à ce trajet ! Et crois-tu que les vazaha soient des magiciens ?
Le père ne l’écouta pas : il alla dans sa case, rassembla quelques affaires, quelques victuailles et le peu d’argent qu’il possédait. Il appela sa femme, lui expliqua ce qu’ils allaient faire puis il chargea sa fille ainée de s’occuper des plus petits.
Lorsqu’ils arrivèrent à la case de la grand-mère celle-ci pleurait à chaudes larmes, persuadée ne plus revoir Désiré. Le père dut faire preuve d’autorité pour pouvoir emmener son fils qu’il chargea sur son dos et l’attacha avec un lamba comme l’on fait avec un bébé que l’on porte à babena. Désiré n’était pas bien lourd mais sa corpulence était celle d’un enfant de dix ans : il fallut un deuxième lamba pour l’attacher solidement à son père. La douleur fit sortir l’enfant de sa torpeur puis il sombra à nouveau.
Ils partirent ainsi et marchèrent de longues heures sous le soleil. Je les imagine si bien : le père avec son fils sur le dos, la mère avec un baluchon sur la tête. Je les vois obstinés et silencieux, muets pour ne pas gaspiller quelques grammes d’énergie inutilement. Je sais qu’ils durent à un moment traverser une large rivière et monter dans une pirogue puis ils eurent à affronter un chemin difficile, pentu, semé de cailloux.
Cette partie du récit je l’ai reconstituée grâce à cette vazaha qu’ils finirent par trouver dans le village indiqué par l’ami du père : elle parlait malgache et avait questionné les parents. Elle faisait partie d’une association de bénévoles québécois qui montraient aux paysans d’autres manières de cultiver et les aidaient à creuser des puits. Ils étaient 5 je crois : trois Québécois et deux Malgaches. La femme était la seule à avoir une formation de secouriste ; elle avait dans sa trousse le matériel nécessaire pour poser une perfusion et réhydrater l’enfant. Elle m’apprit bien plus tard, qu’à quelques heures près, Désiré serait mort : lorsque le père avait défait ses lamba le gamin était inanimé.
La suite, tu l’auras plus tard. Ainsi que je te l’ai dit l’histoire est longue.
objet : les lettres
le 18/12/2020
Nicole m’envoie un court message whatsapp aujourd’hui : il y a bien deux lettres mais aussi une carte postale d’Elisabeth ainsi qu’une photo d’elle. Michaël n’a plus qu’un carton à fouiller et il scanne tout cela. Il a vraiment fallu que je prenne sur moi pour ne pas supplier que ce soit fait dans la nuit dans l’heure, dans la minute ! C’est vrai, c’est puéril ! Quand je saurai – si je sais un jour – ce qui s’est passé entre Nick et Elisabeth, en quoi cela m’avancera-t-il ? Qu’est-ce qui changera ? Rien pour eux qui sont morts et rien non plus pour moi ! Or, j’ai le sentiment étrange qu’il y a derrière cette recherche plus que de la curiosité mais je ne parviens pas à mettre un nom sur ce « plus que de la curiosité » !
Toi-même tu t’es un peu moquée de moi quand je t’ai dévoilé toute mon enquête ! Sherlock Holmes n’aurait pas fait mieux, m’as-tu dit en riant !
objet Désiré suite
le 22/12/2020
La jeune femme vazaha qui avait posé la perfusion trouva un camion rempli de vieux vêtements qui étaient vendus d’un village à l’autre ; le chauffeur accepta l’emmener l’enfant à Manakara. La perfusion l’avait réhydraté et il avait repris connaissance, ce qui signifiait aussi qu’il souffrait et dans ce camion, allongé pourtant sur un énorme tas de linge, il semblait prêt à s’évanouir de douleur chaque fois que le véhicule passait dans une ornière, c’est-à-dire à chaque instant. Son teint était devenu grisâtre tout comme ses lèvres desséchées.
Lorsqu’ils arrivèrent enfin à destination le petit hôpital de Manakara se déclara incapable de soigner Désiré. Ils apprirent alors que des Luthériens avaient un avion privé destiné à leurs urgences. La jeune vazaha eut l’assentiment de son association pour payer aux Luthériens le coût du vol Manakara-Tananarive. Il se trouve que je connaissais vaguement Robert, l’un des Québécois de l’association et c’est ainsi que je fus mêlée à l’histoire : ce dernier m’appela, me demanda si je pouvais venir chercher l’enfant à l’aéroport de Tana et l’emmener à l’hôpital. Il ajouta que l’association ne pouvait plus se permettre de payer des soins ou des médicaments. Je n’hésitai que quelques secondes avant d’acquiescer et d’affirmer que je trouverai dans mon entourage des gens qui voudraient bien aider.
Désiré fut donc installé dans l’avion avec sa mère. L’accompagnaient le pilote et le co-pilote malgaches. Le père remercia tout le monde, dit solennellement au revoir à son fils et expliqua qu’il ne pouvait pas partir. Quant aux membres de l’association, ils devaient eux-aussi rester dans les environs de Manakara afin de terminer leur mission.
J’étais à l’aéroport d’Ivato lorsque le petit avion se posa. Désiré dormait, la mère était recroquevillée contre un siège et paraissait vouloir entrer dans le capitonnage et s’y intégrer. Le pilote me prit à part : « Vous allez avoir du mal à gérer cette femme ; nous n’aurions jamais dû accepter qu’elle vienne avec l’enfant ». Et il me raconta le voyage.
L’enfant avait été attaché à un petit brancard posé sur le siège arrière tandis que la mère était assise à côté de lui. Le CESSNA avait commencé à rouler sur la piste, et avait pris de la vitesse ; c’est alors que la mère avait posé précipitamment sa main sur son épaule en criant. Ce dernier avait d’abord cru que cela concernait l’enfant avant de comprendre ce que la femme vociférait : « Attention, attention, la route s’arrête au bout ! ». Le pilote était parti d’un immense éclat de rire tandis qu’il tirait le manche et que l’avion s’élevait dans le ciel limpide. Alors les vociférations étaient devenues des hululements et son copilote avait dû détacher sa ceinture pour se retourner. Il n’avait trouvé qu’un seul moyen de la faire taire et d’éviter un accident : la gifler ! Les hululements s’étaient transformés en gémissements mais elle n’avait plus prononcé un mot. Elle était toujours tétanisée à l’arrivée à Ivato. Je tentai de la rassurer en lui souriant et en prononçant quelques mots gentils. Elle finit par sortir du CESSNA toujours muette mais tremblant comme une feuille. Sur la route néanmoins, je l’entendis parler à l’enfant qui avait entrouvert ses paupières et semblait l’écouter.
À l’hôpital Désiré fut aussitôt pris en charge, installé dans une petite chambre. Une infirmière privée que j’avais embauchée était chargée de veiller sur lui et sa mère. Je devais repasser le lendemain pour voir le chirurgien et discuter avec lui du traitement qu’il fallait envisager.
J’imaginais très naïvement qu’il serait opéré puis rentrerait chez lui au bout d’un mois maximum. Ce que me dit le chirurgien me bouleversa :
– Cet enfant, je ne sais pas ce qu’il va devenir. Il allait mourir et je me demande si, en pensant le sauver, cette femme qui lui a posé une perf’ n’a pas juste prolongé son agonie. Il est dans un état général pitoyable. On ne peut pas sauver sa jambe ; il faudrait l’amputer, or il n’est pas en état de supporter une anesthésie. Écoutez, je l’ai mis sous antibio, on va déjà voir comment se passe la semaine, puis on en reparlera. Sa vie ne tient qu’à un fil. Peut-être parlons-nous dans le vide… En attendant, je vous prie de trouver une solution d’hébergement pour la mère : impossible de la garder ici. Hier, elle a creusé un trou dans le jardin de l’hôpital pour ses besoins ! L’infirmière lui a montré les toilettes, lui en a expliqué le fonctionnement mais elle a poussé de hauts cris à l’idée d’utiliser ces inventions barbares…
Je ne trouvai qu’une solution : des bonnes sœurs qui vivaient à une vingtaine de kilomètres et acceptèrent de l’héberger.
Tu t’en doutes, l’histoire n’est toujours pas finie…
Je t’embrasse
objet : Noël
le 23/12/2020
Alizée chérie
Impossible de te joindre ces derniers jours ; internet fait des siennes. Je sais que tu passeras le réveillon dans la famille de Laurent coupée en trois pour cause de Covid. Moi je suis invitée chez Isabelle ; il y aura Ando, Jessy, Charles, Antoine, Fidy, trois ou quatre personnes que je ne connais pas ainsi qu’une cargaison d’enfants. Je n’avais pas trop envie de me joindre à eux mais j’ai pensé qu’il fallait que je me secoue un peu. J’espère que de ton côté tu passeras une très bonne soirée.
A demain, ma chérie.
Je t’embrasse fort
PS- Michael a dû partir en Californie avec son ami, ce qui retarde quelque peu l’envoi des lettres promises et ses dernières recherches mais ils seront de retour chez eux la semaine prochaine.
Par Hélène VERNON
Illustration de Mendrika Ratsima
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