objet : Elisabeth
le 31/12/2020
J’ai reçu hier les deux lettres d’Elizabeth, la carte postale et la photo ! Je voulais savoir pourquoi ils avaient rompu mais le mystère s’épaissit au lieu de s’éclaircir. La carte postale est banale : il s’agit d’une photo du Negresco ; Elisabeth a simplement écrit « Quel bel endroit ! je n’oublierai jamais… » faisant allusion évidemment au bal où ils se rencontrèrent.
La première lettre est une lettre d’amour datée du 13 septembre 1947. Je te la scannerai mais en voici les phrases les plus marquantes : « Je m’éveille le matin avec le sourire quelles que soient les tâches qui m’attendent et je m’endors le soir avec le sourire même si la journée n’a pas été facile. Tu m’accompagnes partout ». Plus loin : « Je sais quel engagement je prends en épousant un officier de marine, je t’attendrai sans jamais me plaindre lors de tes longues absences »(…) « J’ai trouvé une vieille Américaine qui a accepté de me donner des cours d’anglais et il parait que je progresse vite (…). Plus que quelques affaires à régler et je te retrouverai à New York. Mon cœur bat si fort en écrivant ces mots ; je suis si heureuse, Nick chéri, Je t’aime, je t’aime. »
Une lettre qui montre que Nick l’avait demandé en mariage, qu’elle devait aller s’installer aux Etats-Unis, qu’il souhaitait rester dans la marine.
Mais voilà la seconde lettre écrite à peine trois semaines après la précédente :
Antibes, le 10 octobre 1947
Nicholas,
J’ai bien reçu ta lettre. Ne t’inquiète pas, je n’avais pas encore acheté mon billet. Quand bien même je l’aurais fait j’aurais refusé que tu me le rembourses : une pareille leçon vaut de l’or et je m’en souviendrai toute ma vie !
Je te revois assis là dans ce fauteuil, il y a un mois à peine ; tu me tenais la main et tu me regardais avec adoration en débitant de fantastiques serments d’amour, en ayant l’air de rêver tout haut à l’avenir extraordinaire qui nous attendait, aux adorables enfants que nous aurions, etc.
Je t’en prie, laisse tomber l’armée et va à Hollywood proposer tes services. Quel merveilleux acteur tu fais ! Je ne dois pas être la première à qui tu joues cette sérénade ! J’imagine que dans chaque port de la méditerranée il doit y avoir une pauvre fille crédule qui reçoit la même lettre que tu as pris la peine d’écrire en plusieurs exemplaires !
Garde bien précieusement ton « honneur » ainsi que tu l’écris. Je ne sais pas ce que cela veut dire et ne veux pas le savoir. N’essaie surtout pas de me l’expliquer. Je ne lirai plus un seul mot de toi.
Elisabeth
Impossible de deviner ce qui s’est passé. Avec les éléments que je possède à partir des allées et venues de l’USS Fargo faciles à connaitre, des dates des différentes lettres que j’ai en ma possession et de quelques indices donnés par leur contenu, voici ce que je sais avec certitude :
– Ils se rencontrent en janvier ou février 47 à Nice à l’occasion d’un bal au Negresco.
– Deux mois plus tard, fin mars 1947, le croiseur USS Fargo quitte Villefranche-sur-mer et retourne aux Etats-Unis
– En mai 1947 le navire revient en méditerranée et y reste jusqu’au 13 septembre
– Carte postale d’Elisabeth datée du 20 septembre 1947
– Lettre d’amour d’Elisabeth datée du 28 septembre.
– Dernière lettre d’Elisabeth du 10 octobre en réponse à une lettre de rupture qu’elle reçoit de Nicholas.
Je ne veux pas croire à l’explication d’Elisabeth, à savoir que Nicholas était un séducteur de pacotille. La demande en mariage, le billet d’avion, les serments échangés… Tout laisse penser à un amour sincère et partagé. Alors ???
Alors, nous n’en saurons pas davantage ! Je suis allée au bout de ma recherche ; il n’y a plus rien à trouver. Je vais traduire ces lettres en anglais ainsi que je l’ai promis à Nicole.
Ainsi se termine 2020. Je suis triste pour Elisabeth même si c’est ridicule. Je suis surtout triste que tu sois loin et de ne pas savoir quand il sera possible de nous revoir, triste de voir dans quel état se trouve le monde. Je te serre fort contre mon cœur et je t’embrasse.
J’oubliais de te dire que la photo n’est pas une photo d’Elisabeth. Il s’agit d’une photo ancienne en noir et blanc d’une jeune femme. Michaël a dû penser qu’il s’agissait d’Elisabeth car la coiffure situe le cliché à la fin de la guerre.
objet : Désiré suite
le 02/01/2021
Avec les vœux à présenter aux uns et aux autres, les nombreux mails que j’ai à écrire, j’oubliais de te raconter la suite de l’incroyable histoire de Désiré.
Je l’avais laissé dans sa minuscule chambre d’hôpital à Tana, entre la vie et la mort. A la grande surprise de tout le personnel médical, c’est la vie qui l’emporta. Cet enfant qui n’avait jamais pris un antibiotique de toute son existence fut particulièrement réceptif aux médicaments. Quinze jours après son admission à l’hôpital il allait déjà mieux.
J’allais le voir tous les deux jours. La fracture ouverte était terrible à voir : l’os noirci émergeait des chairs gonflées. Il ressemblait si peu à un os que l’enfant croyait que c’était une branche d’arbre qui était plantée dans sa jambe. Il le dit à l’infirmière en demandant quand on lui ôterait ce bout de bois qui le blessait.
Un jour je vins avec une petite radio et des écouteurs. Je les plaçai dans ses oreilles et choisis une station qui diffusait de la musique. Alors je vis son visage se transformer sous l’effet de la surprise et du ravissement. Jamais, je pense, cadeau ne fit autant plaisir ! Il écoutait de la musique jour et nuit ; je pense que cela l’aidait à supporter la douleur, la solitude, la peur.
J’avais alerté à Tana tous les amis et les connaissances que j’y avais et je recevais de l’argent des uns et des autres. Mon amie Aline qui travaillait au Lycée Français parla de Désiré aux élèves qui en parlèrent à leurs parents. Une vague de générosité déferla et chacun voulut, en fonction de ses moyens, aider Désiré. Une jeune femme indienne m’envoya une somme importante, un couple d’Italiens fit porter une télévision à l’enfant. Il apprécia le cadeau mais j’eus la certitude que la musique restait sa préférence. Il fit une ou deux réflexions qui m’amusèrent beaucoup : « Il n’y a que des vazaha dans cette télé ! Et ils sont tout le temps dans le bruit avec des voitures au milieu de villes qui n’existent pas ! » Les villes qui n’existaient pas, c’était Paris ou New York qui servaient de cadre à des séries policières passant en boucle. Des villes lui paraissant inventées par un auteur de science-fiction particulièrement imaginatif. Même s’il ne savait pas lire. Même s’il ignorait le mot « science-fiction ».
Désiré était donc sorti de son état de torpeur. Certes il se fatiguait vite, certes il était très maigre mais ses yeux brillants témoignaient de sa volonté de vivre.
Toutefois le chirurgien me convoqua et modéra mon optimisme : « Il est toujours inopérable et si son état général s’améliore, il ne reste que la solution de l’amputation. Je peux vous dire que la vie d’un enfant unijambiste dans le village d’où il vient va être difficile. Chacun doit être utile et lui va être une charge ! Enfin, nous verrons, il faut encore attendre pas mal de temps avant de risquer une anesthésie générale ».
Une fois rentrée chez moi, je réfléchis longuement : mort ou amputation, voilà les deux possibilités qu’envisageait le professeur Rajaonah. Et s’il y en avait une troisième ? Il fallait poser autrement la question. Je repris rendez-vous avec lui.
– Si nous étions en France, si l’argent n’était pas un problème, existerait-il un moyen de sauver la jambe de Désiré ?
Le chirurgien me regarda en haussant ses sourcils :
– Peut-être, oui…il est assez jeune pour cela…il n’a pas fini sa croissance…possible…en effet.
Et il bredouilla des mots indistincts dans sa barbe, se parlant à lui-même. Puis s’adressant à nouveau à moi :
– Mais nous sommes à Madagascar et je ne peux rien faire ! À quoi servent les « si » ? À nous donner des regrets, c’est tout !
– Laissez-moi un peu de temps, s’il vous plait. Pouvez-vous me faire parvenir les radios de la jambe ? Je veux tenter quelque chose…
À peine étais-je sortie de l’hôpital que je contactai mon amie Claire à La Réunion. Son mari était médecin à Saint-Pierre. Je lui décris la situation. Une semaine plus tard elle me rappela : un chirurgien orthopédique s’était porté volontaire pour opérer l’enfant. Je compris vaguement le procédé employé : on enlèverait les extrémités noirâtres de l’os cassé, on assemblerait les deux parties saines qui se resouderaient ; ensuite on obligerait l’os à s’étirer afin de récupérer la presque totalité des parties ôtées, soit plusieurs centimètres. C’est un fixateur externe qui y pourvoirait : vissé dans l’os de la jambe, il agirait comme un tenseur. Régulièrement, par un réglage de boulons, il agirait sur l’os encore malléable car appartenant à un enfant en pleine croissance. L’hôpital offrait ce fixateur : c’était un cadeau d’une valeur de 10 000 euros. Il restait à trouver de l’argent pour le voyage de l’enfant et pour son séjour en milieu hospitalier.
Ce n’était plus qu’une question de sous ! Claire et moi nous décidâmes d’exploiter tous les moyens possibles pour en trouver. Elle fit passer des messages à la radio réunionnaise. Quant à moi j’écrivis un article que le directeur du journal du quotidien malgache le plus lu plaça en première page.
Tant de gens furent merveilleux, d’une générosité incroyable : alors que je me demandai comment mettre en place une structure officielle qui permette de recueillir les dons destinés à Désiré, l’argent se mit à affluer, venant des quatre coins du monde. Des Malgaches résidant au Canada ou en Nouvelle Calédonie libellèrent des chèques à mon ordre avec confiance. Claire, de son côté, réunit une somme absolument inespérée. Il ne fallut que 15 jours pour être en possession de tout l’argent nécessaire au voyage et au séjour de l’enfant à La Réunion.
Deux mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Désiré à l’hôpital de Tana.
Crois-tu que l’histoire touche à sa fin ? Qu’il a été opéré, qu’on a fait la fête et qu’il est rentré chez lui ? Pas du tout. La suite demain.
Apéro Skype ce soir à 18 heures, heure de Mada ?
Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras. En écrivant cela il me semble sentir l’odeur de tes cheveux et celle de ta peau…
objet : Désiré toujours
le 04/01/2021
Nous avions l’argent, nous avions le chirurgien, nous avions le fixateur. Désiré semblait ressusciter de jour en jour même si sa maigreur était encore effrayante.
C’est donc avec la certitude de lui obtenir son passeport ou du moins un laisser passer très rapidement que j’allai voir sa mère. Il fallut une bonne heure et l’aide de deux interprètes qui ne s’accordaient pas toujours sur le sens de ce qu’elle disait pour que je comprenne enfin que Désiré n’avait pas d’existence légale ; il n’avait jamais été déclaré, pas plus que ses frères et sœurs !
Le problème majeur était l’absence du père resté dans son village. Car Madagascar a hérité du code Napoléon misogyne et ne l’a pas réactualisé si bien que le chef de famille est toujours le père. Pour déclarer l’existence d’un enfant il doit être présent. Il aurait été trop long et trop onéreux d’aller le chercher. Une amie avocate à laquelle j’avais téléphoné pour avoir des conseils me dit : « Vu l’urgence, tu n’as qu’une solution : déclarer le père mort, ainsi c’est la mère qui devient chef de famille et c’est elle qui, devant le tribunal, va déclarer l’enfant. Je m’occupe d’accélérer la procédure ».
Je ne sais comment elle se débrouilla mais en dix jours Désiré eut enfin une existence légale et un passeport.
Tandis que nous sortions du tribunal, la mère s’adressa à l’avocate ; elle parlait lentement, son vocabulaire était simple, je n’avais pas besoin de traducteur pour la comprendre :
– J’ai dit oui tout le temps, c’est bien ce qu’il fallait faire ? Je ne comprends pas bien la langue d’ici.
– C’était parfait !
– Est-ce que le juge a demandé si j’étais bien la mère de Désiré ?
– Oui, vous avez bien compris !
– Parce que je ne suis pas sa mère !
L’avocate et moi nous nous regardâmes, ahuries, pas certaines d’avoir bien compris…
– Vous n’êtes pas la mère de Désiré ?
– Non ! Sa mère est morte il y a longtemps, je suis la deuxième épouse de son père. C’est grave d’avoir dit ça au juge ?
– Non, non ! bredouilla l’avocate mais nous dûmes nous assoir sur un muret qui se trouvait là car un fou rire nerveux nous empêcha de marcher pendant un bon moment. La « mère » nous fixait, perplexe ne comprenant pas la cause de toute cette hilarité.
Désiré avait donc été déclaré comme le fils d’un homme décédé et d’une inconnue !
Nous avions l’argent, nous avions le chirurgien, nous avions le fixateur, nous avions le passeport.
En route pour aller acheter le billet, j’appelai Claire :
– C’est bon ! Désiré va pouvoir arriver par le prochain avion…
– Non !
– Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
– Les anesthésistes ne veulent pas prendre le risque d’endormir l’enfant. Ils ont consulté les différentes analyses et craignent que l’enfant ne supporte pas une anesthésie aussi longue…
– Tu leur as expliqué que personne ne leur fera de reproches ni de procès, que nous savons tous qu’il y a des risques mais que…
Elle me coupa :
– J’ai dit et redit tout cela ! Ne prends pas le billet ! Laisse-moi encore un peu de temps, je vais voir ce que je peux faire…
Le professeur Rajaonah me téléphona :
– Où en êtes-vous ? Il faut prendre une décision à présent…
Tout le monde était stressé : nous avions remué ciel et terre afin que Désiré puisse aller à La Réunion.
Le lendemain Claire rappela :
– Le chirurgien français viendra à Madagascar par le premier avion. Il sera accompagné d’une infirmière et apportera tout le matériel nécessaire dont le fixateur. Il a pris contact avec le professeur Rajaonah. Tout est arrangé ! Ils opèreront Désiré ensemble à l’hôpital de Tana.
Tous ceux qui s’étaient impliqués dans le sauvetage de Désiré – car c’en était vraiment un – ne se réjouirent que lorsqu’ils virent descendre de l’avion le chirurgien escorté de son infirmière. Nous avions eu si peur d’y croire, peur qu’un nouvel obstacle inattendu apparaisse au dernier moment.
La suite un autre jour… A revivre ces moments la fatigue et le stress s’insinuent en moi !
Je t’embrasse.
objet : Chaplin
le 08/01/2021
Sur la 3, un documentaire remarquablement intéressant sur la vie et l’œuvre cinématographique de Chaplin. Essaie de le regarder en replay et dis-moi ce que tu en penses. Je suis curieuse d’avoir ton sentiment, à la fois parce que tu étudies dans une école de cinéma et à la fois parce que tu es du XXIe siècle. Quel regard portes-tu sur le siècle précédent dont plusieurs facettes sont révélées au travers de la longue existence de Chaplin ?
A demain. Je t’embrasse
Par Hélène VERNON
Illustration d’Andou Baliaka
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