Chronique Epistolaire

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : Noël

le 10/12/2020

 

Noël approche, un Noël si particulier cette année, que ce soit pour Madagascar ou pour la France (ou pour le monde). Pas de restaurants ni de cafés ouverts en France, la moitié des magasins clos, pas de cinémas, pas de théâtres. Quelle tristesse !

Ici, mis à part le port du masque obligatoire, tout est ouvert et on pourrait croire que la vie a repris son cours normal. Sauf qu’une bonne partie de la population – ceux qui ont de l’argent- sont restés à l’étranger ; quant aux touristes ils sont absents bien évidemment. Des sources de revenus importantes se sont donc taries ; c’est dramatique dans un pays déjà si misérable. Dans le Sud se rajoute la sècheresse.

J’ai bien conscience que toi et moi sommes des privilégiées : toi qui poursuis tes études, moi qui continue à avoir du travail (et même plus que je ne voudrais). Nous ferons tout de même, chacune de notre côté, un bon repas de réveillon en famille ou avec des amis. Néanmoins, je me le répète en boucle que « nous sommes des privilégiées », non pas pour m’en convaincre, mais pour tenter de tempérer mon amertume de ne pas être avec toi. J’envisage très sérieusement de quitter ce pays dans lequel la famille vit depuis des générations : les gouvernements et les compagnies aériennes se livrent des combats lamentables dans lesquels les seules victimes sont les passagers. Je ne veux pas savoir qui de la France ou de Madagascar, d’air France ou d’Air Mad, est responsable. Cela ne m’intéresse pas. Je constate simplement que nous, étrangers, sommes maintenant prisonniers de ce pays.  Et, de toute manière, tout le monde sera touché car, lorsque les vols reprendront « normalement », les prix auront grimpé de telle manière qu’il faudra des moyens vraiment importants pour voyager.

 

Je t’embrasse, ma chérie

 

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : vivre

le 11/12/2020

 

Mon Alizée,

 

Tu as raison, aujourd’hui au téléphone je n’étais plus du tout dans le même état d’esprit qu’hier. Pourtant ce que j’ai dit et écrit, je le pensais vraiment et je continue à le penser. Mais,

ma colère, mon amertume, ma tristesse, je les ai mises au vestiaire. J’ai cette faculté de pouvoir occulter ce qui m’est insupportable et de ne prendre de la vie que le côté agréable ou drôle. Ce n’est pas de ma part de la lâcheté, du moins je ne le crois pas, c’est un réflexe de survie face à des situations devant lesquelles nous sommes impuissants. Je n’ai pas vraiment choisi d’être ainsi ; à grandir dans ce pays, j’ai dû très vite me rendre compte plus ou moins consciemment, que détourner le regard était le seul moyen à ma disposition pour parvenir à dormir, à manger, à vivre.

Toutefois lorsque le hasard place sur mon chemin un enfant perdu, un chien maltraité, un oiseau blessé, tu le sais, je mobilise mon énergie pour agir et trouver des solutions. C’est dérisoire, moins qu’une goutte d’eau dans l’océan mais cela me semble être la seule façon d’aider.

 

A plus tard, je t’aime.

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

objet : Désiré

le 14/12/2020

 

 

Après avoir reçu mon message, lorsque tu m’as appelée, tu m’as demandé de te raconter dans les détails l’histoire de Désiré, cet enfant du Sud sauvé grâce à l’intervention conjointe de plusieurs personnes, non, je me trompe, de centaines de personnes. Il est vrai que c’est une histoire qui pourrait, à elle seule, être matière à un roman. Elle est longue. Je ne crois pas pouvoir te la raconter entièrement aujourd’hui car elle n’est belle que par tous les détails qui la composent : c’est un récit à la fois triste, cocasse et émouvant, un récit qui redonne espoir en la nature humaine mais révolte aussi.

Cette histoire s’est déroulée il y a une quinzaine d’années. A une quarantaine de kilomètres de Manakara, dans le sud-est de Madagascar il y avait un minuscule village dont j’ai oublié le nom et dans ce village vivait un enfant d’une dizaine d’années, prénommé Désiré. Il faisait partie d’une famille nombreuse, avait 7 frères et sœurs ; tout ce petit monde partageait la même petite case en bois.

Désiré avait aussi  une grand-mère qu’il affectionnait particulièrement. Depuis la mort récente de son mari, elle habitait un peu à l’écart du village, seule.

Un matin l’enfant partit à la recherche d’un essaim d’abeilles : il possédait déjà 3 ruches très rudimentaires qui produisaient une quantité relativement importante de miel très parfumé et apprécié du village.

Il s’enfonça donc dans la forêt, marcha longtemps vers le Nord, préoccupé par sa recherche d’abeilles ; il se rendit compte trop tard que le temps était devenu étrangement menaçant : le vent soufflait, le ciel était devenu noir. Il décida de revenir sur ses pas mais la pluie se mit à tomber violemment rendant sa marche périlleuse. Il trébucha, se blessa à la cheville et au bras. Il interrompit sa marche et se réfugia dans l’anfractuosité d’un rocher qui le protégeait en partie de l’eau. Il ne savait plus si elle venait du ciel ou d’une rivière qui débordait. Elle était partout ; en haut, en bas, venant de l’est ou de l’ouest, tourbillonnant autour de ses pieds nus et jusqu’à ses mollets, giflant son visage avec une force insoupçonnée. Il resta un bon moment sous son abri de fortune espérant que sa cheville irait mieux après un peu de repos. Puis il comprit qu’il avait affaire à un cyclone lorsque le vent forcit encore. Il tenta de braver les éléments, s’éloigna de son rocher mais un bruit sinistre et tout proche couvrit brusquement les sifflements du vent et les mugissements de l’eau. Il s’évanouit avant de comprendre d’où cela provenait.

Il me raconta qu’il ne savait pas combien de temps il était resté inconscient. Quand il ouvrit les yeux, le vent et la pluie étaient toujours aussi forts, il était couché dans la boue, face contre terre avec un poids qui le maintenait dans cette position. C’est l’eau qui tentait de s’infiltrer dans sa bouche et son nez qui l’avait tiré de son évanouissement.  Il comprit très vite qu’un arbre s’était abattu sur lui. Il ne souffrait pas trop mais en tentant de se dégager, plusieurs fois il fut sur le point de sombrer à nouveau dans l’inconscience dans la douleur était insupportable. Quand je lui demandai où il avait eu mal exactement il me répondit « partout ». Et, bien plus tard, lorsqu’il subit une batterie d’examens et de radios, je pus en effet avoir la confirmation que ce « partout » était loin d’être exagéré : on détecta qu’il avait eu les os du bassin fracturés, un bras cassé et une fracture ouverte du tibia, sans compter les multiples griffures plus ou moins profondes que les branches d’arbre avaient infligées à sa peau.

Imagine-toi qu’il réussit malgré tout à se délivrer de l’emprise de l’arbre, lequel selon les mots qu’il employa, ne voulait pas le lâcher. Il en parla comme d’un animal malfaisant qui voulait l’emporter dans sa tanière pour le dévorer.

Puis, me dit-il, il dormit ou plus probablement sombra encore dans l’inconscience. Lorsqu’il retrouva ses esprits, le vent et la pluie avaient cessé. Un silence encore plus terrifiant que le tumulte du cyclone s’était abattu sur la forêt méconnaissable : arbres déracinés, sol parsemé de branches cassées gisant dans la boue, oiseaux et insectes absents. Il resta un long moment immobile puis comprit qu’il devait tenter de rentrer chez lui car on ne penserait probablement pas à le chercher là où il se trouvait. Impossible de marcher, ni même de tenter de sautiller sur une seule jambe. La douleur le mordait – c’est encore lui qui utilisa ce mot – s’attaquait à chaque parcelle de son corps. Il se mit donc à ramper, centimètre par centimètre. Il ne se souvient plus pendant combien de temps mais c’est probablement parce qu’il avait eu le courage de se rapprocher du village qu’il fut retrouvé.

On le porta chez la grand-mère qui le fit allonger sur une natte, lui prépara une tisane aux vertus calmantes, l’obligea à avaler quelques fruits puis appela dès le lendemain le vieux Rabe, qui cumulait les fonctions de devin et de soignant pour tous les villages du coin.

Rabe fit brûler des herbes spéciales devant l’entrée de la case puis décréta qu’il fallait masser l’enfant.

Désiré raconta quelles souffrances il avait endurées pendant ces séances de massage, séances qu’il dût subir pendant 3 mois. Toutefois quand, plus tard, je relatai le « traitement » qu’il avait subi au chirurgien qui l’examinait, ce dernier me dit gravement : « Certes, ce n’était pas le traitement adapté, néanmoins ce sont certainement ces massages qui ont permis au sang de circuler et ont donc évité la nécrose ».

 

Voilà donc pour aujourd’hui. La suite du récit plus tard. J’attends moi-même avec impatience la suite de « L’affaire Elisabeth » car Nicole vient de me faire savoir que Michaël avait encore trouvé deux lettres d’elle mais veut finir de trier tous les cartons afin d’être sûr d’avoir trouvé la totalité de son courrier, du moins ce que leur père en a gardé.

 

Je t’embrasse très fort, mon petit chat.

 

Par Hélène VERNON 
Illustration de Sabella Rajaonarivelo

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