objet : Disney
le 11/01/2021
Ma chérie,
J’ai reçu ce matin les vœux de Nicole ; elle me remercie vivement d’avoir traduit les lettres d’Elisabeth ; me dit qu’elle est aussi curieuse que moi de savoir ce qui s’est passé entre Elisabeth et son père. À sa grande surprise, Courtney, sa fille, a trouvé cette histoire très romantique et s’est montrée vivement intéressée ! Elle aussi a retracé l’itinéraire du croiseur USS Fargo en 1947 à l’aide de documents trouvés sur Internet. Il n’y a guère que Michaël qui est indifférent à tout cela et n’a accepté de se lancer dans ce fastidieux travail de recherche des lettres que pour faire plaisir à sa sœur qu’il aime énormément. C’est du moins ce que Nicole m’a dit.
J’étais bien certaine que le documentaire qui retrace la vie de Chaplin te passionnerait. Je savais aussi qu’une larme t’échapperait lorsque Chaplin retourne aux Etats-Unis après 20 ans de bannissement pour recevoir un oscar d’honneur. Et tandis que le public applaudit, applaudit, pendant de longues minutes, son émotion est si visible, si intense qu’elle ne peut laisser personne indifférente.
J’ai eu envie de revoir le Kid et les Temps Modernes avec toi.
Je me doutais que certains passages t’amèneraient – toi qui es une enfant du XXIe siècle à quelques recherches sur des moments de l’histoire que tu connais mal mais je ne m’attendais pas à ce que tu as découvert en t’informant sur le maccarthysme !
Pourquoi as-tu brisé mes illusions sur Walt Disney ! Je l’imaginais, à l’instar de beaucoup dans le monde, comme un grand enfant adorable, aimant les gens, les animaux, les fleurs, avide d’un univers de beauté et de justice. J’ai dû faire des recherches de mon côté, non par méfiance envers toi et le sérieux de tes sources, mais comme on se frotte les yeux lorsqu’on doute de ce que l’on voit, persuadé que ce geste gommera une vision inexacte. Hélas la réalité est bien là, attestée de toute part : Walt Disney était raciste, antisémite, délateur… J’en reste bouche bée !
Je t’embrasse
objet : Désiré, suite et fin du récit
le 13/01/2021
Cette fois tout était prêt : les deux chirurgiens – le Français et le Malgache – interviendraient ensemble. Désiré était toujours dans un état de maigreur pitoyable et son état général pas fameux. Néanmoins on ne pouvait plus reculer l’intervention. Il fallait prendre le risque. L’opération dura plusieurs heures ; par deux fois, l’équipe médicale eut besoin de sang car l’enfant en avait beaucoup perdu.
Nous étions quatre ou cinq à attendre dans le jardin de l’hôpital. Lorsque les médecins et les infirmières, à peine sortis du bloc, vinrent nous rejoindre pour nous apprendre que tout s’était bien passé malgré une alerte durant laquelle le cœur de Désiré avait flanché, une intense émotion nous étreignit. Nous la partageâmes immédiatement avec tous ceux qui nous avaient aidés y compris des inconnus à l’autre bout du monde qui par leurs dons avaient rendu l’opération possible.
Dans les jours qui suivirent Désiré fut un véritable héros : on parla de lui dans la presse, à la radio. On vint le voir, lui apporter des bonbons, des chocolats. Des enfants de son âge défilèrent dans sa chambre avec des dessins qu’ils lui offrirent. À une vitesse incroyable il se rempluma. Les séances d’étirement de sa jambe étaient une véritable torture qu’il supportait avec un courage admirable : des boulons réglaient la longueur du fixateur externe et, comme on l’aurait fait pour une machine, on les serrait avec une clef, obligeant l’os à s’étirer pour regagner les centimètres qui manquaient. Lors de ces séances je voyais l’enfant rejeter la tête en arrière, son visage prenait la couleur de la cendre mais il se contentait de faire claquer sa langue contre son palais accélérant le rythme en fonction de l’intensité de la douleur. Jamais un cri. Jamais un gémissement.
Toute à notre euphorie et centrés sur l’état de la jambe de Désiré, nous n’avions pas réfléchi à ce qu’il se passait dans sa tête. Nous considérions que nous l’avions sauvé, ce qui était certainement vrai, et, très naïvement, sans l’exprimer vraiment, nous pensions qu’il nous en serait reconnaissant ou tout au moins que la gentillesse serait sa façon de remercier le ciel, la vie, Dieu, le destin…
Ce n’est pas vraiment ce qui se passa ! Un incident aurait dû, déjà à l’hôpital, nous alerter. Les membres de l’association qui s’étaient occupés de Désiré à Manakara étaient retournés dans son village pour donner des nouvelles de sa santé. Ils avaient filmé toute la famille réunie devant la case : la grand-mère, les frères et sœurs, un ou deux cousins et le père bien entendu qui, gravement, avait prononcé un discours à l’intention de son fils ; il lui demandait de remercier Dieu d’abord, les vazaha ensuite, le personnel soignant enfin, et d’être toujours aimable et respectueux. Les images me parvinrent sur une clef USB. J’installai mon ordinateur portable sur le lit de l’enfant qui regarda attentivement le petit film. Il ne sourit qu’une fois, lorsqu’il y eut un gros plan sur le visage de sa grand-mère et ne manifesta aucune émotion le reste du temps. Lorsque la projection fut terminée, il s’adressa en malgache à l’infirmière qui était là :
– Ils ne sont pas propres, ils sont pauvres et n’ont même pas de chaussures ! lui dit-il avec mépris en haussant les épaules.
– Il s’agit de ta famille et ils t’aiment ! répliquai-je avec indignation en demandant à l’infirmière de traduire bien précisément mes paroles.
Puis Désiré quitta l’hôpital et fut accueilli par un établissement religieux non loin de l’hôpital. Il fallait en effet continuer à étirer régulièrement sa jambe et procéder à divers contrôles. Au bout de trois semaines l’établissement en question ne voulut plus de lui : il était désagréable, exigeant, prétentieux, se prenait pour un prince à qui l’on devait tout, nous affirma le directeur en nous décrivant quelques situations concrètes. Il nous fallut du temps pour réaliser combien nous avions tous été imprudents, inconscients, stupides, de gâter outrageusement cet enfant qui avait eu jusque-là une vie plus que modeste dans un village où chacun travaillait dur, savait qu’il était à la merci d’une maladie, où la mort rodait et emportait régulièrement un parent, un ami. Évidemment nous ne pensions pas que lui apporter des gâteaux, des dessins, une radio, était outrancier. Nous n’avions comme objectif que de tenter par des moyens qui nous paraissaient dérisoires de contrebalancer, comme nous le pouvions, ses souffrances. Ce n’est qu’après réflexion que nous comprîmes que nous lui avions fait croire qu’il était le centre du monde, un personnage tellement important que sa vie valait tous les efforts : les médecins se déplaçaient pour lui, la radio parlait de lui, on lui offrait des présents. Bref, nous lui avions tourné la tête.
Nous finîmes par lui trouver un hébergement dans un couvent chez des sœurs. Il n’y avait pas d’autres pensionnaires chez elles sinon une jeune fille qui avait été frappée par la foudre quelques années auparavant et entièrement brûlée. Bien que son visage ait été épargné par les brûlures, elle refusait absolument de sortir et de rencontrer des gens en dehors des religieuses. Néanmoins elle fit une exception pour Désiré et entreprit de lui apprendre à lire et écrire. Pendant les mois qu’il passa au couvent, les sœurs ne se plaignirent pas de lui et nous fûmes persuadés qu’il avait remis sa tête à l’endroit.
Les mois s’étaient écoulés : à présent il marchait et, grâce à une talonnette dans sa chaussure, il boitait à peine.
Il nous restait de l’argent des donateurs. Nous demandâmes à Désiré s’il souhaitait poursuivre des études : il était intelligent, avait appris rapidement à lire et se débrouillait même en français. Il acquiesça et intégra donc une pension où il fut détesté en deux mois. Il repartit donc dans son village et l’argent qui nous restait servit à d’autres enfants malades.
Je n’ai plus jamais eu aucune nouvelle de Désiré. Je me demande souvent ce qui lui reste aujourd’hui de sa longue incursion dans la capitale au milieu de gens dont il comprenait à peine ou pas du tout la langue, de ses souffrances, de son passage chez les sœurs auprès de cette jeune fille traumatisée, de cette pension où il ne put s’intégrer. A-t-il retrouvé l’affection de sa famille ? S’occupe-t-il toujours de ses abeilles ? Lire et écrire lui a-t-il été utile ? Songe-t-il quelquefois à ceux qui ont tant fait pour lui ? Et de quelle manière ?
Je ne serais pas surprise qu’il pense qu’après l’avoir soigné, nous nous sommes désintéressés de lui et qu’il n’éprouve que rancœur à notre égard…
À bientôt, ma chérie. Je t’appelle ce soir.
objet La haute ville
le 18/01/2021
Ces derniers temps mes traductions sont loin d’être passionnantes : des industriels de Milan qui m’envoient des dossiers remplis de termes techniques. J’ai signé une clause de confidentialité mais je t’assure qu’ils n’ont aucun souci à se faire. J’ai envie de dormir lorsque je lis une de leurs pages et ce n’est pas ce genre de littérature que je vais partager avec mes amis ! Néanmoins je ne devrais pas me plaindre : c’est un travail qui me fait vivre correctement et me permet de m’organiser comme je le veux.
Aujourd’hui par exemple j’ai pris le temps de faire visiter la ville à Marie, qui vient d’arriver à Madagascar et va travailler à la Société Générale. Nous nous sommes rencontrées grâce à ta cousine Léa. Je l’ai emmenée dans la haute ville, dans quelques ruelles préservées où l’on peut encore admirer l’élégance de certaines maisons, pas obligatoirement les plus riches. Évidemment j’ai tenu à lui faire visiter le musée de la photographie, pour les photos qui y sont exposées et les films qui y sont projetés mais aussi pour qu’elle puisse voir la restauration de la maison, l’aménagement du jardin, la sérénité du lieu.
J’ai absolument refusé de m’approcher du palais de la reine et de risquer de voir l’immonde colisée qui y a été construit.
Puis je l’ai trainée dans certains escaliers vertigineux dont celui qui relie la haute ville à Mahamasina. Nous avons traversé un marché qui regorgeait de fruits magnifiques : mangues, letchis, prunes… NoUs avons rempli deux soubiques !
Malgré la volonté de certains d’enlaidir à tout prix cette ville, d’en détruire son charme, son histoire, son harmonie, il restait des parcelles de magie accrochées çà et là lors de notre ballade et j’ai aimé les partager avec Marie.
Je t’embrasse, ma puce.
Par Hélène VERNON
Illustration de Marie Charlotte HAHN
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