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Hônko ou l’Arbre-abri

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Par Christina Jenssen Mahazomora l Illustration : Sandrine NANY

Aux temps anciens, dans le grand Sud, entre fleuves et montagnes, se trouvait un village au nom d’ « Andöharano » ou « Source d’eau », qui renfermait une belle légende. Tout le monde y vécut en harmonie. Le village, très simple, se trouvait au bord de la mer ; une grande partie des côtes était couverte de mangroves dans lesquelles évoluaient d’incroyables ressources de vie. On y pouvait admirer l’incessant spectacle de poissons multicolores, de crabes, de crevettes, d’huîtres, de coraux et d’algues ; aussi cet écosystème servait-il de milieu de reproduction pour plusieurs espèces ainsi que de lieu de nidification pour certains oiseaux. L’eau peinte de sa douce couleur d’aquarelle y vient se marier à la verdure de la forêt ombrophile de la montagne, avec ses cascades et sa réserve d’eau naturelle qui offre chaque jour le spectacle de sa fraîcheur. Au pied de cette montagne s’étalèrent des rizières bien dessinées, des champs et des centaines de bétails qui broutent paisiblement aux côtés de leurs voisines, les aigrettes. Les maisons sont faites à l’aide des bambous et des palmiers qui poussaient en abondance dans la forêt montagneuse. Les ressources étaient accessibles à tous, que ce soit pour les constructions, pour les cultures ou pour la pêche. La terre était tellement fertile que tout ce dont les habitants avaient besoin s’y trouve.

Et enfin, au centre du village, le plus grand des « Hônko »[1] y trôna en imposant ses vieilles racines entremêlées qui cachaient bien des histoires. Tout autour de ce dernier, une clôture en bambou avait été fixée pour éviter toute tentation d’y pénétrer car l’arbre était considéré comme sacré et protégeait le village. Aussi longtemps que les gens pouvaient s’en souvenir, personne n’avait jamais vu l’arbre laisser choir une seule feuille. La vie sembla parfaite aux êtres bienheureux qui vivaient dans ce petit bout de paradis que la mère nature leur avait généreusement offert.

Mais un jour, sous le soleil flamboyant et la douceur de la brise, alors que tout le monde s’était mis à ses activités quotidiennes, un phénomène étrange vint perturber le calme dans le village et chambouler toute la vie dans ce hameau. L’excès de colère d’un jeune garçon engendra un revirement inopiné de la situation et plongea leur petit monde dans le chaos. Réussira-t-il à réparer ses bêtises afin de les sauver tous ?

Ceci est le récit de l’aventure de Tsangy aux confins du monde.

Mère! ça ne vous est jamais arrivé de vouloir voir ce qui se trouve au-delà de ce que nous voyons ici ?

-Mais pourquoi voudrions-nous quitter notre village, on a tout ici…

-Si… ! Mais s’il existe un monde encore mille fois mieux, plein de mystère et des choses fascinantes.

-Arrête donc de rêver et va traire les vaches, elles au moins auront quelque chose de fascinant à t’offrir.

-Ahhh ! Un jour je voyagerai au-delà de ce village, et je trouverai un remède pour vous guérir…

Allongée dans son lit, la mère de Tsangy sourit tendrement à son fils. Malgré l’état de santé de cette dernière, le jeune garçon restait optimiste et un peu rêveur à l’idée de voir le monde. Tsangy est un garçon de seize ans, qui vit seul avec sa mère que sa maladie affaiblit de jour en jour. Lui, espérant trouver un remède ailleurs, se trouva retenu dans ce village bien contre son gré. Comme les villageois le disaient : « nous n’avons aucune raison de partir car le grand « Hônko » nous protège ». Chaque nuit, enfoui sous sa couverture, il pria l’arbre protecteur de permettre à sa génitrice de retrouver la santé.

Il saisit alors le seau en fer, se dirigea vers la porte, s’arrêta un instant, et faisant face à sa mère, lui dit : « vous allez guérir, il faut y croire », et il partit.

Il n’omettait jamais de passer saluer le guérisseur avant d’aller rejoindre le bétail. Papabe[2], le meilleur ami de son défunt père, est un homme sage et très respecté, qui connait toutes sortes de plantes médicinales et les rituels qui en accompagnent l’usage. Il sait beaucoup de légendes, c’est pourquoi Tsangy lui rendait à chaque fois visite pour écouter ses récits plus fascinants les uns que les autres. Mais il le consulta aussi sur un traitement pour apaiser le mal de sa mère.

-Bonjour vieux sage !

– Je te le répète tout le temps de ne pas m’appeler de la sorte.

-Je sais que vous aimez ça Papabe… Répond le jeune garçon avec un grand sourire.

-C’est ça oui… Engagea-t-il avec un sourire à son tour, avant de continuer.

-Sinon, parle-moi de ta mère, comment se porte-t-elle ?

-Depuis le dernier traitement que vous m’avez donné, rien n’a changé, les médicaments ne font plus d’effet.

-Ne te désespère pas, je vais te donner une autre plante dont j’espère bien qu’elle sera efficace pour sa guérison.

Il fouilla interminablement l’intérieur de sa paillote aux plantes accrochées de toute part. Puis sortit enfin, avec des feuilles dans les mains…

-Tiens, ce sont des feuilles de « ravintsara » pour lui redonner la force et se remettre sur pied. Fais les bouillir, et fais-les lui boire tièdes avant de dormir. Et récite cette prière pendant sept jours à chaque lever du jour « Oh grand arbre protecteur, que la santé soit, que la santé soit, que la santé soit ! », toutes les personnes qui ont adressé cette prière en suivant ce traitement ont toutes été guéries.

-Merci mille fois mon cher Papabe

-Pars traire les vaches maintenant.

Il acquiesça en sourire et partit joyeux avec grand espoir.

Quand le soir arriva, il suivit toutes les consignes que le guérisseur lui avait dictées. Ne rata pas de réciter la prière à chaque lever du jour. Et cela pendant les sept jours comme ce fut dit.

Au huitième jour, après avoir trait les vaches, en rentrant à la maison, Tsangy retrouvait sa mère inconsciente étendue devant leur porte. En panique, il courut chez le guérisseur en portant sa mère sur son dos.

-Elle est très faible, je suis navré de t’annoncer que si le dernier traitement n’a pas fonctionné, il n’y a rien d’autre qu’on puisse faire.

-C’est impossible! vous devez connaître d’autres plantes, s’il vous plait, faites quelques choses.

-Hélas, je ne peux plus rien, je pense que c’est la volonté de notre arbre protecteur.

-N’était-il pas censé nous protéger ? N’était-il pas censé nous aider ? Si ça se trouve, ce n’est qu’un vulgaire palétuvier comme tous les autres.

-Comment oses-tu ? Le « Hônko » a toujours protégé nos parents, nos grands-parents ainsi que nos arrière-grands-parents. Tu ne dois pas arrêter de lui adresser tes prières…

-Un arbre n’écoute pas les prières ! Cria-t-il en sortant de chez le guérisseur.

Après être resté un long moment au chevet de sa mère tombée en léthargie le soir même, Tsangy décida de sortir prendre l’air. Il vagabondait dans le village en laissant errer ses pensées. Combien de temps encore déambulait-il, jusqu’à ce qu’il se soit retrouvé devant le grand arbre ? Il s’arrêta net comme un clou devant ce-dernier. Sans trop y prêter foi, il commença à prier, mais au bout d’un moment, saisi d’une grande colère mélangée à sa tristesse, il se mit à escalader la clôture et sauta à l’intérieur même du lieu sacré; c’était la première fois qu’il remarqua combien l’arbre était immense. Mais cela ne l’impressionna pas pour autant ; enflammé de courroux, il arracha une par une les feuilles de l’arbre. Il ne se souciait plus ni des piqûres d’insectes, ni des esquilles de bois, ni même de sa fatigue qui commençait à le saisir. Il continua, il continua, les larmes aux yeux.

Enfin, ne pouvant plus résister à la fatigue ni au sommeil, il s’écroula délicatement au pied de l’arbre sur les piles de feuilles qui s’y trouvaient, Tsangy sombra dans un sommeil reposant.

Chaque  matin, comme à leur habitude, les villageois retournaient à leurs activités : aller à la pêche, faire la lessive, sortir les bêtes, travailler la terre et se rendre à la rizière. Mais ce matin-là, tout avait l’air étrange ; la marée était tellement basse qu’on aurait cru que l’horizon avec sa teinte bleutée s’était effacé, le niveau de la rivière commençait à décroître, le bétail avait maigri et les femelles donnaient du lait moins que de coutume. Le rideau de verdure de la montagne avait viré au jaune, et les rizières s’étaient asséchées petit à petit.

Sans avoir rien remarqué, les villageois se réunirent tous autour de la maison du guérisseur afin de trouver une quelconque explication à cet état d’indigence.

L’agitation finit par gagner le village tout entier, le brouhaha des hommes et des femmes ne tardèrent pas à se transformer en tumulte, les bébés étaient en pleur. Cette fois, ce fut bel et bien la panique.

-Allons, allons ! Un peu de calme je vous prie. Que se passe-t-il ?

-Ne le voyez-vous pas ? Tout est asséché, la mer, les rizières, la montagne, tout!

-Et qu’en est-il du grand arbre protecteur ?

Bouleversé par cet événement anormal et surprenant, personne n’avait eu l’idée d’aller y jeter un coup d’œil. Suivant le guérisseur qui se dirigea vers le centre du village, la foule émit des bruits sourds qui montèrent au ciel en se mêlant aux nuages de poussière.

Dans son demi-sommeil, Tsangy entendit au loin des pas lourds et des voix qui se rapprochaient de lui. De plus en plus près, ce chahut le réveilla complètement. Et c’est à ce moment-là qu’il prit conscience de l’ampleur du dégât qu’il avait causé la veille. Il resta immobile,  pétrifié par la vue de ces gens qui s’avançaient dans sa direction ; le bruit s’estompa brusquement, l’environnement soudain fut englouti dans un silence de mort qui semblait sans fin.

Là, quelques murmures vinrent rompre ce silence avant qu’on n’ait remarqué la présence de Tsangy dans le lieu. Ils commencèrent à le pointer du doigt, certains le fusillant d’un regard noir ; finalement Papabe décida de prendre la parole en demandant aux autres de se calmer.

-Je présume que c’est toi le responsable de tout ça ?

-Je peux vous expliquez, croyez-moi Papabe, je…

-Silence, ingrat orphelin de père, nous tous ici ne sommes pas là pour écouter tes calomnies.

-Je suis désolé !

– Tu es comment ? L’entendez-vous ? Il pense qu’avec sa désolation il pourra redonner à ce village l’aspect qu’il avait. Je propose d’appliquer la vindicte populaire !

Les cris approbateurs de la foule résonnaient haut et fort. Oui, car le châtiment serait de brûler vif le coupable. Tsangy faisait circuler son regard en cherchant le moindre signe de pitié, et s’attardait sur le guérisseur…

Une vieille femme dans la foule, pensant que la décision était prise à la hâte, sans examen ni réflexion, décida alors de prendre la parole, car en dépit de la colère des gens, cela n’était ni juste ni bon. Certes, la loi c’est la loi mais le « fihavanana » qui fut toujours présent au sein de cette société, ne permet pas un tel comportement, fondé qu’il est sur la solidarité, l’amour, l’amitié, l’entraide, l’union, la contribution de tous, l’écoute, la tolérance, la valorisation des besoins, le respect mutuel et la résolution des conflits. Il façonne la base morale de  la vie collective.

« Ecoutez tous ! Nous ne pouvons pas appliquer la vindicte, car nous ne sommes pas des tueurs ni des bêtes, on n’a jamais éprouvé le besoin d’y avoir recours. N’oublions pas que le ‟fihavanana” est la plus grande des vertus. Nous nous devons de l’honorer. Ce n’est qu’un jeune garçon… Et sa mère, oui sa mère, avions-nous déjà oublié sa bonté et sa grande générosité envers nous tous dans ce village ? Elle a quand même beaucoup fait avant de tomber malade. Mérite-t-elle qu’on lui  inflige ce chagrin pour son fils ? Cela ne résoudra pas les problèmes, au contraire, cette action nous hantera jusqu’à notre mort. Et ça ne fera pas de nous de meilleurs personnes, mais nous rendra au contraire malheureux et remplis de regret » proclama la vieille femme magistralement.

Il suffisait à cette foule de la voir, et d’écouter ses propos poignants, émaillés de vérité, pour remettre en question leur décision hâtive. « Elle a cependant raison, nous ne pouvant pas passer outre à nos principes de vie… »

-Vous êtes tous devenus fous ? Vous voulez le laisser s’en tirer sans le punir ?

-Guérisseur ! nous pourrons le punir, mais ce ne sera pas la peine de mort.

Agacé par le choix des habitants, Papabe chercha au plus profond de ses pensées un châtiment équivalent de ce qu’il avait proposé au préalable. Et il eut une idée aussi sombre que le fond d’un puits. Il attarda son regard noir sur Tsangy qui le regarda à son tour avec des yeux qui laissèrent ruisseler des larmes d’imploration sur ses joues. Le vieil homme prit alors la parole.

-Un peu de silence ! Un peu de silence ! Si la mort ne sera pas son châtiment car cela ne résoudra pas la malédiction qui s’est abattue sur nous comme vous le dites, alors il sera chassé de ce village, il disparaîtra dans le néant, à moins d’avoir trouvé un moyen pour nous libérer. Et cette faveur prendra fin d’ici à la prochaine pleine lune. Tu as jusqu’à ce soir pour préparer ce que tu veux emporter avec toi et sans oublier d’adresser tes adieux ou ton au revoir à ta pauvre mère. AINSI SOIT-IL !!!

Les villageois laissèrent Tsangy consterné par tout ce qui venait de se passer. Il se dirigea nonchalamment vers la demeure de sa mère, soucieux de devoir lui annoncer cette décision. Arrivé chez elle, il passa sous silence la pire des issues. Mais rien n’échappant à une mère, elle lui dit de ne pas s’inquiéter pour elle, qu’elle prendrait soin de soi, et qu’elle ne serait pas triste, persuadée qu’elle était que son fils finirait par revenir sain et sauf de son périple. Il s’agenouilla devant sa mère en pleurs, mais celle-ci se contenta d’asperger d’eau sa tête avec quelques incantations, en guise de ‟Jôro” : « Emporte cette calebasse remplie de lait pour t’abreuver et t’apporter un peu de douceur quand tu auras soif, ces quelques fruits pour te rassasier quand tu auras faim, et cette couverture pour t’envelopper quand tu auras froid et te rappeler d’où tu viens. Mais surtout, suis toujours le nord ». Elle dit à son fils de s’en aller sans attendre la tombée de la nuit. Il saisit ses bourses et partit.

Suivi par les regards accusateurs des habitants, il sortit du village par l’allée principale. Il fit une petite halte devant l’étendue de broussailles qui se présentait devant lui, jeta un dernier coup d’œil derrière lui, et vit le guérisseur debout, qui lui adressait un sourire malicieux avant de lui tourner le dos.

Ainsi commença pour le petit aventurier la quête dans un monde qui lui était inconnu.

(À suivre)

 

[1] Une espèce de mangrove.
[2] Oncle paternel ou maternel, mais aussi appellation de politesse pour tout adulte respectable.

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