ActualitéChroniques de Madagascar
- Entre les lignes -

Assommons les pauvres, Shumona Sinha, Paris, L’Olivier, 2011.

Peut-on effacer ses origines de sa peau comme on écaille un mur de sa peinture ? Peut-on oublier sa misère comme on camoufle sa fadeur sous une couche de fond de teint ? Peut-on tendre la main aux siens comme on lance une bouée de sauvetage ?

Le tout sans avoir peur de se retrouver au point de départ. Le tout sans craindre d’échouer sur les rives des souvenirs. Là où on a tout abandonné pour faire peau neuve… « Je le regarde furtivement et la ressemblance défigurée de nos corps me frappe, comme s’il avait triché, comme si je nous voyais dans un miroir truqué. La même peau d’argile, la sienne moins luisante, en manque de bons repas et de bonne crème sans doute…» (p.136).

On aura beau quitter le continent, le pays natal se colle à l’épiderme telle une sangsue. On aura beau maîtriser la langue d’accueil, l’accent maternel continue de persifler entre les dents. On aura beau essayer de garder son calme face à l’indigence, la peur de sa contagion démange l’esprit. « …il dégage une odeur étouffante de curry, de cumin, d’encens et d’un je-ne-sais-quoi, une odeur de misère, qu’on reconnaît de loin et qui nous arrête.» (p.136)

C’est alors que les bruits de là-bas parviennent jusqu’ici pour remplacer le marchand de sable. C’est alors que les fantômes de l’ancienne terre se réincarnent dans une violence sans visage. Un lien invisible relie toujours le corps à sa poussière originelle, tirant parfois comme un boulet à la cheville. Et c’en est fini de la liberté. « Qu’on soit grec ou non, libre, on ne l’est pas. Ils ne l’étaient pas, aucun de ces hommes que nous recevions dans nos bureaux ne l’était. Ils ne le seront jamais. Mais ils seront libres de dire ce qu’ils ont à dire. Ils sont libres de dire ce qu’ils veulent croire être leur vérité. Dire est une liberté. Maigre, mais tout de même. » (p.97)

Derrière un semblant de liberté se dépose un amas de mensonges, comme la mousse verte sur les murs humides. C’est ainsi que le pays natal domine le corps et moisit le cerveau, maladroitement lavé des souvenirs d’antan. Nettoyé des paysages là-bas, pour se remplir des décors d’ailleurs. « Cette Europe sous morphine le fait suffisamment rêver. Comme les autres, il doit apprendre à serrer les nœuds de son récit, le transformer en cotte de mailles qu’aucune interrogation ne pourra percer. » (p.137).

Et quand le désir d’atteindre la rive de l’Eldorado est trop puissant, l’esprit se lâche et le regard s’injecte de sang. Car, ceux qui sont parvenus à s’établir ont le devoir d’accueillir les uns. Ceux qui circulent librement ici doivent défaire la chaîne du boulet natal des autres. Quand les cordons des deux pays se tendent avec violence, l’identité finit par fendre en deux. « Traverser la frontière a quelque chose d’irréversible qui ressemble au deuil, au crime secret, à la perte de soi, à la perte de référence, à la perte de vie. » (p.148).

Peut-on quitter son ancien pays pour ensuite se confronter constamment à ses catastrophes dans sa terre d’exil ? Peut-on desserrer ses poings à l’arrivée pour tendre la main aux siens sur leur ligne de départ ? Peut-on seulement survivre à sa propre désintégration existentielle, quand les deux pays ne cessent de mener une guerre froide au fond de soi ? La peinture s’écaille, mais le corps garde les traces des fissures. Le fond de teint dissimule, mais le regard continue de miroiter l’arrière-pays. « J’ai besoin de me voir. Le miroir a un effet souvenir. Il retient mes gestes et mes grimaces. Me voir, c’est me souvenir. Ne pas m’oublier. C’est le souvenir simultané. Le souvenir a un effet miroir. Les instants se reflètent, se répètent. Les instants difformes, géants ou infimes. Au revers du miroir il y a du mercure. » (p.154)

 

L’écrivaine Shumona Sinha. [Ulf Andersen – AFP]

NA HASSI