ActualitéExtraordinaires femmes ordinaires de la Réunion

Pandialé[1]

Pour aller voir Pandialé, c’est un long périple jusqu’à La Plaine des Cafres, où je m’aventure rarement -si ce n’est pour des départs de randonnées. Bien que le mois soit pluvieux, la lumière de ce jour est claire et joyeuse. La maison est une ancienne case créole rénovée, aux couleurs du ciel et des genêts. La vue est dégagée et le jardin participe à la mise en valeur de ce havre de paix. Pandialé me montre son premier camélia en fleur et les boutures qu’elle vient de planter : ce sont des camélias rouges, à fleurs doubles. C’est mon premier contact avec cette femme élégante malgré sa tenue décontractée, au port de tête altier, aux cheveux souples et blancs neigeux. Nous entrons dans la maison, confortable et simple. Aux murs sont accrochées des toiles de peintres réunionnais, dont deux très belles œuvres d’André Beton et un tableau envoûtant de Daisy Jauze représentant une mère allaitant son bébé dans une posture de madone mais dont les regards inquiets et tristes évoquent ceux d’une esclave. Sur d’autres murs, jusqu’au plafond, s’entassent des livres et au milieu de la pièce une table immense couverte de papiers fait immédiatement comprendre que nous sommes entrés chez quelqu’un qui travaille.

En effet, Pandialé est historienne, et fait des recherches depuis des années sur l’engagisme, cette période de l’histoire réunionnaise qui a succédé à l’esclavage après son abolition en 1848. Il « faut », en effet remplacer la main d’œuvre gratuite par une main d’œuvre bon marché pour cultiver les terres en allant chercher des travailleurs sous contrat ou « engagés » venus de partout mais principalement d’Inde et surtout de l’Inde du sud.

Qui est cette femme brillante et passionnée ? Quel est le parcours de sa famille ? D’où vient son intérêt pour l’histoire et en particulier pour celle de La Réunion ? C’est à ces questions que je tente de répondre en l’interrogeant.

Aujourd’hui,Pandialé a soixante-cinq ans, vit seule car ses filles travaillent en France hexagonale. Nous essayons de rassembler les morceaux de son histoire familiale.

Elle descend de familles venues de l’Inde du sud qui parlaient le tamoul mais un de ses arrières grands-pères s’exprimait en télégou[2]. Sa grand-mère paternelle ainsi que toute sa fratrie, avaient été scolarisés, ce qui était très rare à cette époque.

Le grand-père paternel de Pandialé, orphelin jeune est titulaire d’un certificat d’étude à l’âge de treize ans, parle et écrit le tamoul[3] tout en maîtrisant parfaitement la langue française. Devenu responsable de sa famille, il se lance dans le commerce de détail et s’enrichit à force de travail et de stratégies pertinentes. La plupart des gens d’origine indienne, venus à La Réunion, sont économes et volontaires et ont tous un même objectif : devenir propriétaires terriens car ils gardent de leur histoire passée un amour viscéral pour la terre et c’est en effet ce que fait le grand-père de Pandialé. De plus, dans cette famille, on cultive depuis longtemps l’amour des livres et on transmet des valeurs morales liées à l’instruction et au travail.

Pandialé n’a pas connu ses grands-parents maternels car ils étaient décédés lorsqu’elle est née. Ils sont d’ailleurs morts jeunes puisque la mère de Pandialé n’a que treize ans lorsqu’elle se retrouve orpheline. Toutefois, ces grands-parents-là ont laissé des traces vives dans la mémoire familiale. Il y a des photos, des valeurs -tant humaines que matérielles-, des anecdotes concernant leur itinéraire qui se sont transmises de génération en génération.

Le grand-père maternel est un « Malbar[4] », propriétaire terrien. Il est même un notable, conseiller municipal. Comme je m’interroge sur la manière dont peuvent s’enrichir des familles dont les ancêtres étaient des engagés, venus avec des contrats de cinq ans, travailler la terre pour des salaires de misère, Pandialé m’explique qu’il faut une discipline de fer, une volonté inébranlable, beaucoup de patience et un travail de tous les instants. En effet, sur le maigre revenu, il faut économiser et par conséquent ne pas se laisser piéger par les tentations telles que l’alcool ou les plaisirs éphémères à portée de mains ce qui permet de grimper dans l’échelle sociale de la plantation. Enfin, l’artisanat peut aussi être une passerelle vers une amélioration des conditions de vie.  L’acquisition, à bas prix de terres difficiles à exploiter qu’il faut améliorer grâce à beaucoup d’efforts est un premier jalon. C’est un projet à long terme qu’il faut avoir en perspective et c’est ce qu’ont réussi ses ancêtres.

Les engagés, qui ont la possibilité de repartir à la fin de leur contrat, ont le droit, contrairement aux esclaves, de garder et de transmettre leur nom et même leur religion. L’engagisme est une émigration de travail qui concerne majoritairement des hommes. Quand ceux-ci le peuvent, ils épousent des femmes indiennes, mais comme il y en a peu, ils convolent avec des femmes appartenant à d’autres ethnies, ce qui explique le métissage dans le groupe malbar.

La grand-mère maternelle de Pandialé est une métisse issue de Noirs -affranchis ou esclaves- et de Blancs d’origines diverses : Français, pirates écossais, navigateurs portugais ou anglais qui inscrit ainsi sa lignée dans l’histoire du peuplement de La Réunion, dès son origine. Le grand-père s’est donc montré transgressif en l’épousant et en bravant les règles communautaires. Mais elle est  belle, d’une intelligence remarquable et dotée d’un solide sens de l’humour. On peut faire l’hypothèse qu’il en est très amoureux. Ils ont une nombreuse descendance à laquelle ils donnent la meilleure éducation possible.

Comme la mère de Pandialé est la dernière de la fratrie, lorsque ses parents ne sont plus là pour assurer son éducation, elle est prise en charge par ses aînés et aussi par une institutrice, Marie-Aline Wuathion, femme exceptionnelle qui est la première institutrice de couleur à La Réunion. Malheureusement, elle est victime des lois pétainistes du régime de Vichy qui interdisent aux personnes nées hors de France d’exercer un métier de fonctionnaire. Elle n’est réintégrée dans sa fonction que lorsque l’île devient gaulliste en 1942. Aujourd’hui, une école maternelle porte son nom à Sainte-Suzanne. Grâce à ses solides protecteurs, la mère de Pandialé peut suivre une scolarité de qualité et devenir par la suite institutrice elle-même puis Directrice d’école, c’est-à-dire une femme indépendante. Dans cette famille, l’instruction, c’est le Graal ! Lors de sa première année d’enseignement, elle est confrontée au racisme ordinaire qui place les enfants blancs aux premiers rangs et les enfants de couleur au fond de la classe : le changement qu’elle introduit immédiatement lui vaut de farouches inimitiés.

Le père de Pandialé, issu de ce groupe de propriétaires terriens malbars est lui aussi confronté au racisme ordinaire qui le conduit très tôt à s’engager dans une lutte contre les inégalités qui s’ancre à l’époque à gauche. Il choisit de devenir enseignant et entre à l’Ecole Normale. Il en sort instituteur puis devient professeur de mathématiques et enfin principal de collège. Bien conscient que l’enseignement est l’unique voie pour sortir les Réunionnais de la misère et de l’obscurantisme, il milite dans de nombreuses associations et syndicats pour que tous les enfants aient accès à l’éducation, quelles que soient leurs origines.

A sa retraite, il réapprend puis enseigne le tamoul à tous ceux qui le souhaitent. Jusqu’à sa mort, il voue un culte sans faille au travail, aux livres, à la connaissance et aux valeurs morales qu’il transmet à ses enfants.

C’est dans ce contexte studieux et dans un environnement protégé que s’épanouit la petite Pandialé. Elle a sept frères et sœurs et c’est la « nénène[5] » de son père, une femme à forte personnalité, qui s’occupe des enfants et de régenter la maison : une véritable « gouvernante ». Le jardin est grand et il y a même une vache qui fournit le lait de la maison. L’éducation que reçoit Pandialé est très marquée par ses origines indiennes mais quand elle est petite, elle n’en a pas conscience. Toutefois, elle réalise que si ses frères bénéficient d’une très grande liberté de mouvement, elle, tout au contraire, ne sort que rarement de la cour familiale. Elle n’en souffre pas, et, petite, ne le remarque même pas. C’est son regard d’adulte qui en fait le constat.

A l’école publique, Pandialé se fait beaucoup d’amis originaires de toutes les ethnies présentes : créoles, cafres, blancs : elle ne se pose pas la question de la discrimination qui lui semble incongrue.

Les parents de Pandialé sont des laïcs, de vrais républicains, ces « hussards noirs de la République[6] » qui ont été à l’origine de l’école française et qui ont fait sa renommée internationale.

Petite fille, elle a été baptisée catholique, parce que les femmes de la famille sont catholiques et hindoues mais aussi par convention sociale. D’ailleurs sa pratique du catholicisme s’est arrêtée à sa communion solennelle.

 

pandiale

 

Par ailleurs, elle baigne dans un milieu profondément hindou : son grand-père possède son propre « koïlou » dans sa cour[7].La famille élargie pratique les cérémonies associées aux célébrations des naissances et des morts, comme le Sembrani[8], en hommage aux ancêtres dans un cadre intime.

Le père de Pandialé s’est battu pour que ses enfants portent officiellement des prénoms indiens enregistrés à l’Etat Civil, ce qui est rare à l’époque où l’Eglise fait pression sur les fonctionnaires pour que le prénom soit choisi dans le calendrier des saints. La plupart des Malbars portent leur prénom indien en surnom.

Après une scolarité exemplaire, Pandialé entre à dix ans au Lycée Juliette Dodu à Saint-Denis -lycée alors réservé à l’élite bourgeoise de La Réunion. Elle y passe un bac scientifique. Son père estimant qu’il faut faire ses études « ailleurs » pour découvrir autre chose, prend un congé sabbatique et emmène toute sa famille en France hexagonale pendant un an, ce qui lui permet d’accompagner la jeune fille dans ses premiers pas à l’université. Elle a choisi -conformément aux espérances paternelles- la pharmacie mais ne mène pas ses études à leur terme ayant compris que la pharmacie d’officine l’intéresse peu.  Ce qui l’intéresse, c’est de faire des expériences scientifiques, de connaître plantes et produits chimiques, de préparer des médicaments, mais absolument pas de vendre des produits tout prêts.

Elle s’inscrit donc en histoire, au grand dam de son père qui ne décolère pas. Mais, beau joueur -et surtout, homme intelligent et juste- il reconnaîtra plus tard qu’il a eu tort de l’orienter dans cette voie. Il laisse pourtant Pandialé faire sa licence, lui signale qu’il est important de passer les concours pour enseigner, et c’est ainsi qu’elle devient PEGC[9] lettres-histoire. Elle a en charge les élèves de CPPN[10]. Enseigner dans ces classes est difficile et il faut réfléchir à des stratégies pédagogiques subtiles pour convaincre les élèves, mais elle y arrive et finit pas se régaler avec ces enfants en difficulté auxquels elle fait découvrir le plaisir de la lecture et de la poésie!

Parallèlement, elle fait des recherches sur les Indiens venus à La Réunion dont elle connaît alors peu de choses, à part ce qui se transmet dans le milieu familial et dans les associations et décide de concrétiser ses recherches dans un mémoire de maîtrise[11]. Avant elle, seul Firmin Lacpatia[12] s’était attelé à cette thématique.

Elle se présente ensuite au CAPES et à l’agrégation pour approfondir son enseignement tout en consacrant du temps à ses deux jeunes enfants. Toutefois, elle continue ses recherches sur l’engagisme, publie des articles, participe à des colloques. La question du Lazaret[13] la préoccupe. Il s’agit de bâtiments situés sur les communes de La Possession et de Saint-Denis, construits en 1860 et destinés à recevoir les engagés venus principalement d’Inde, mais aussi d’ailleurs -d’Afrique et même de France- pour leur faire subir une quarantaine sanitaire afin de protéger l’île des éventuelles maladies qu’ils auraient pu y introduire.

Afin de poursuivre sa thèse de Doctorat sur ce sujet, elle va à Nantes rencontrer Jacques Weber[14], le spécialiste de l’engagisme. Ce voyage à Nantes, ce travail, loin de l’île lui permet de se détacher émotionnellement de son sujet et de lui conférer au-delà de la dimension locale, une perspective internationale.

Ses recherches débouchent sur des applications pratiques : ainsi, en 2008, le Conseil Départemental la charge de monter une exposition permanente sur le thème de la quarantaine, des Lazarets et de l’engagisme.  Elle s’y consacre en ayant à l’esprit de faire une exposition très visuelle, facile à comprendre pour un public non initié, voire pour des enfants.

Pour ce qui concerne sa vie privée, Pandialé est fière de ses deux filles qui vivent toutes les deux en métropole en attendant de revenir exercer localement. L’une est ingénieure agronome et la seconde ingénieure d’affaires spécialisée dans les questions de géologie. Ce sont des filles courageuses, indépendantes, aimant les défis et prêtes à faire face à tous les « challenges » professionnels qu’on leur propose. Elles ont hérité des valeurs familiales qui se transmettent de génération en génération.

Cependant Pandialé est assez inquiète sur le monde moderne, sur ses dérives, en particulier dans le domaine de l’écologie : le réchauffement climatique, les risques de pandémie la préoccupent.

Quant à elle, ce qui me frappe, c’est sa modestie. Elle aime le travail bien fait, les recherches sérieuses et systématiques, les approfondissements, éventuellement la reconnaissance de ses pairs, mais en aucun cas ne vise la notoriété. Elle est une femme rigoureuse, intelligente, cultivée, travailleuse, curieuse de tout. Elle met toute son énergie au service de la connaissance plus précise de l’histoire de La Réunion et de son curieux peuplement mais elle est bien éloignée de l’esbroufe et des lumières artificielles de la médiatisation. Certes, elle a été heureuse d’avoir les palmes académiques et d’obtenir les félicitations du jury pour sa thèse de doctorat, mais cela lui paraît juste « normal ». Il lui semble qu’elle fait ce que l’on attend d’elle : elle se fixe des objectifs et s’efforce de les atteindre le mieux possible. Elle continue ses recherches sur les liens entre l’esclavage et l’engagisme et s’intéresse aussi, de plus en plus, à la question des femmes dans ce contexte.

A mon avis, ses parents et même ses grands-parents seraient fiers d’elle. Quant à nous, habitants de La Réunion, nous lui devons une meilleure connaissance de l’histoire de notre île et en ce sens, nous lui sommes très reconnaissants.

[1]Pandialé est la déesse de la marche sur le feu. C’est une héroïne du Mahabharata. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mahabharata) Ce prénom mythique n’est plus usité en Inde car considéré comme trop puissant. En revanche, venu du 19ème siècle, il est traditionnel à La Réunion chez les femmes d’origine indienne. Pandialé tient son prénom de sa grand-mère paternelle et l’a transmis à sa fille.

[2]Télougou (selon Wikipédia) : Le télougou est la langue officielle de l’Andhra Pradesh et du Télangana, ainsi que de la ville de Yanaon. Écrit avec son propre alphasyllabaire, le télougou est une langue dravidienne mais qui a beaucoup emprunté au sanskrit. On considère que le règne de Krishna Deva Raya (xvie siècle, dans le royaume de Vijayanagara, est l’âge d’or de la littérature télougou. À partir du xviiie siècle, au sein de l’État de Hyderabad, le télougou est également influencé par le persan.

[3]Tamoul : Le tamoul est la langue officielle du Tamil Nadu et Sri Lanka, au côté du cingalais. Les personnes parlant cette langue sont appelés les Tamouls ou les tamilans.

[4]Les « Malbars » sont des Indiens originaires du Sud de l’Inde, non musulmans. Ils viennent de toutes les régions du sud, dont la côte de Malabar entre le Karnataka et le Kerala mais peuvent aussi venir du Tamil Nadu voire de l’Andra Pradesh ou même du Telangana.

[5]Nénène : autrefois bonne ou nourrice.

[6]https://fr.wikipedia.org/wiki/Hussard_noir

[7]Temple familial

[8]https://la1ere.francetvinfo.fr/archives-outre-mer-samblani-hommage-aux-defunts-communautes-hindoues-tamoules-766261.html

[9]PEGC :  Professeur d’enseignement général de collège. Les PEGC enseignaient deux matières. C’est un statut qui n’existe plus.

[10]CPPN : classes préprofessionnelles de niveau

[11]Sous la direction d’un homme remarquable, le Professeur Claude Wanquet ; ce travail est publié en 1986 sous le titre Les Engagés du sucre

[12]https://data.bnf.fr/fr/11910528/firmin_lacpatia/

[13]https://fr.wikipedia.org/wiki/Lazarets_de_la_Grande-Chaloupe

[14]https://www.univ-nantes.fr/jacques-weber

Propos recueillis par Brigitte Finiels en mai 2021