ActualitéChronique Epistolaire

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 12/05/21

objet : l’hiver est là

 

Ma chérie,

 

Tu m’as dit à plusieurs reprises que tu aimes trouver mes messages dans ta boite mail le matin avant de vaquer à tes occupations ; tu n’imagines pas combien cela me fait plaisir et m’encourage à te parler, à te parler vraiment, dans le calme de mon bureau. Pourtant ces derniers jours je n’avais vraiment rien à te raconter, pas même une petite anecdote drôle comme il en arrive souvent ici.

Les jours ont passé, tous semblables. J’ai beaucoup travaillé avec Sobika à mes pieds, comme aujourd’hui, puisque son maître est parti à l’hôpital. Le silence de la ville m’oppresse. Fréquemment, quand des amis venaient à la maison, ils s’exclamaient : « Quelle paix, quelle tranquillité chez toi ! Bien que tu habites en plein centre-ville, ta maison est en retrait et il n’y a pas de bruit ! ». C’est ce que je pensais aussi, jusqu’au confinement du week-end, où j’ai appris ce qu’était le VRAI silence. J’ai appris aussi à quel point notre cerveau était pollué par des bruits incessants que nous avions fini par considérer comme tellement normaux que nous les croyions inexistants. Quand je dis « Nous », il s’agit de nous, les citadins. Du coup, nous sommes des drogués du bruit, si bien que le silence nous angoisse. C’est tout de même un comble !

Comme je te l’ai dit hier ou avant-hier, il semble que le nombre de malades et de décès soit fortement en baisse ces deux dernières semaines. Étonnant, car si l’on passe du côté de Behoririka, la foule est plus dense que jamais : certes la population est jeune mais il y a parmi eux beaucoup de gens insuffisamment nourris ou malades et donc vulnérables…

Hier j’ai eu plaisir à entendre ta voix vibrante de joie à l’idée d’aller bientôt prendre un verre avec des amis en terrasse ! Comme je te comprends ! Quelle drôle d’année nous avons tous vécue ! Est-elle terminée, d’ailleurs ?

J’ai pris mes billets pour rentrer au mois d’août France, en toute incertitude.

 

J’allais oublier de te dire que Nicole et sa fille Courtney doivent se rendre à Los Angeles dans un mois. Elles en profiteront pour voir la fameuse Susan. C’est Nicole qui m’a envoyé hier un petit message drôle et sympa pour m’en avertir. Elle estimait qu’elle se devait de m’informer de la suite de l’histoire romanesque dont j’étais responsable ! Elle m’a raconté à quel point Courtney avait insisté pour qu’elles aillent à Los Angeles ensemble le plus rapidement possible. Elle avait fini par céder pour faire plaisir à sa fille mais n’attendait rien de cette entrevue. « Cette pauvre Susan, si elle n’est pas gâteuse, va tomber des nues et nous prier de la laisser en paix ; il y a aussi une triste possibilité, c’est que ce qu’elle a vécu à l’époque – le décès de sa mère, sa fausse couche, la rupture d’avec mon père – l’ait traumatisée. Dans ce cas, notre visite va raviver de douloureux souvenirs. Je vous avoue que j’espère que cela ne se produira pas ». Voilà à peu près ce qu’elle m’a écrit, traduction libre !

 

Je t’embrasse fort.

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 17/05/21

objet : ton père

 

Je suis sincèrement ravie que tu aies pu enfin revoir ton père après tous ces mois pendant lesquels il a été bloqué. Je sens dans ton discours que tu n’oses pas vraiment me faire part du plaisir que tu as ressenti à passer ces quelques jours avec lui. Je t’assure que tu le peux. Bien au contraire. Aucune jalousie ne me tourmente. Aucun ressentiment non plus vis-à-vis de lui.

Certes, il a été difficile pour nous deux de nous décider à divorcer puis nous avons eu besoin de temps pour digérer la séparation. Toutefois nos relations, depuis ces dernières années sont sereines, je croyais que tu le savais. Je ne pense pas me tromper en affirmant que ton père de son côté est également en paix, avec moi et avec lui-même. Nous nous sommes vraiment aimés mais nos différences ont rendu dès le début de notre vie commune le quotidien insupportable. Il est si raisonnable, si discipliné, si conventionnel alors que suis si fantasque, si imprévisible, si atypique. Quand je m’habillais de façon un peu excentrique, si peu excentrique à mon goût car je veillais à le ménager, c’était encore trop. Il me fixait, ouvrait la bouche tel un poisson rouge, puis la refermait immédiatement, prenait une bonne inspiration et tentait d’adoucir sa voix. Tu sais comme le loup dans ce conte, qui avale du miel, pour se faire passer pour une chèvre ! Et d’un ton qui se voulait amical et sonnait comme un abominable reproche, il demandait : « Tu vas sortir comme ça ? ».

Aujourd’hui ce souvenir me fait sourire et même rire. À l’époque, j’oscillais entre les larmes et la colère et évidemment la scène dégénérait en dispute. Tu t’en souviens probablement mieux que moi. Si ce n’était sur ce sujet, c’était sur un autre, presque toujours aussi futile. Pardon, ma chérie, pardon de n’avoir pas su maitriser, souvent, trop souvent, nos différents et de t’en avoir infligé le spectacle navrant.

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 20/05/21

objet : Napoléon III et les femmes

 

Bravo ! Et merci surtout de m’avoir envoyé en avant-première le docu-fiction sur les maîtresses de Napoléon III, docu-fiction qui a remporté le premier prix, bien mérité. Je peux imaginer sans difficulté le travail que les décors ont exigé. Je suppose que, pour un documentaire de cette qualité, un gros budget vous a été alloué. À vrai dire, c’est le cadre, plus encore que les acteurs, qui donne au spectateur l’illusion de s’introduire dans l’alcôve de l’empereur.

La Castiglione est époustouflante dans sa chambre cramoisie, allongée sur son lit noir et or, aux lourds rideaux.

Miss Howard, présentée dans un boudoir élégant et discret, aux murs ornés d’une tapisserie vert amande est l’image même de la sincérité.

Ma scène préférée est celle où l’on voit Napoléon III dans le salon de Barbara Rimsky Korsakoff. Les dégradés de bleu des fauteuils, les porcelaines de Chine, la fabuleuse horloge posée sur le manteau de cheminée, le secrétaire peut-être en toc mais qui semble fait de bois précieux, tout cela donne à la scène authenticité et sensualité. Quant à la robe de Barbara, faite de dentelles argentées laissant voir la peau, provocante à souhait, c’est tout simplement une merveille !  Je sais que c’est essentiellement ton ami Gilbert qui l’a dessinée (félicite-le de ma part), mais j’imagine que tu as eu ton mot à dire car elle s’intègre parfaitement dans le décor de la pièce. C’était aussi une excellente idée (de qui ?) dans la scène finale, de vêtir l’actrice, très ressemblante, de la robe blanche ornée de passementeries bleues que portait Barbara lorsque Winterhalter a fait son portrait. Je pense que beaucoup connaissent le portrait sans savoir de qui il s’agit. Tu m’as appris qu’elle est morte à Nice à l’âge de 45 ans,  qu’elle y est enterrée…

J’ai hâte que le documentaire passe à la télévision. Sais-tu déjà sur quelle chaîne ?

 

Puisque nous parlons films, J’ai loué hier soir « Le bonheur des uns », tristement réaliste. L’as-tu-vu ? La jalousie est certainement le défaut le plus répandu, le plus exécrable, le responsable de guerres, de meurtres, le responsable surtout de tant de mesquineries au quotidien.

 

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 28/05/21

objet : le cyclone de 1927

 

Je traduis en ce moment le roman d’un jeune auteur italien dont les arrière-grands-parents s’étaient établis à Madagascar et plus exactement à Tamatave. C’est un récit en partie autobiographique dont l’action se situe à Madagascar, en France, à La Réunion et en Italie (Naples). Je suis ravie. Cela me change des traductions soporifiques pour les industriels de Milan. Depuis une semaine je voyage. Je viens à l’instant de revivre le cyclone de mars 1927 et je veux te faire partager cette expérience L’arrière-grand-père du héros du roman raconte donc la journée qu’il a vécue le 3 mars 1927.

« Nous savions qu’un cyclone était en formation au Nord de Maurice mais les météorologues pensaient qu’il se dirigerait vers le Nord comme la plupart des cyclones qui se forment dans l’Océan Indien à cet endroit-là. A dix heures du matin, lorsque le vent a forci je n’étais donc pas inquiet. J’avais un rendez-vous professionnel à 11 heures. Pendant que je me préparais le bruit du vent s’est intensifié, la maison s’est mise à émettre des craquements, les vitres ont commencé à trembler. Quand j’ai voulu mettre le nez dehors j’ai compris que le cyclone avait changé de trajectoire et venait vers nous. Inutile que j’aille à mon rendez-vous : d’ailleurs, c’était devenu impossible. Des objets divers traversaient le ciel rendant toute sortie dangereuse. J’ai aperçu mon voisin sur le perron de sa maison : il m’a adressé des signes qui signifiaient à la fois que nous devions faire attention et à la fois qu’il allait bien et se réfugiait chez lui. Les tourbillons de vent s’intensifiaient, puis la pluie s’est mise à tomber par rafales. J’étais persuadé vivre les moments les plus difficiles du cyclone. Les vitres de la fenêtre de l’étage ont explosé en mille morceaux (au rez-de-chaussée les volets étaient mis) et je suis allé mettre à l’abri du vent et de la pluie les objets qui se trouvaient dans cette chambre.

Malgré la force du vent, je me sentais en sécurité dans la maison, à l’abri du cyclone. Mais je n’avais encore rien vu : à midi l’enfer s’est abattu sur la ville et, je le saurai plus tard, spécialement sur notre quartier proche de la mer. Tandis que je déplaçais une table, j’ai entendu un bruit que je ne parvenais pas à identifier, effrayant par son intensité, effrayant parce qu’il ne ressemblait à aucun bruit jamais entendu auparavant. J’ai dévalé l’escalier et compris  immédiatement de quoi il s’agissait : la mer était entrée dans la maison. Un raz-de-marée avait recouvert toute la pointe Hastie. Par la porte aux deux battants fracassés par l’eau, j’ai vu deux maisons s’écrouler. Il fallait que je sorte le plus rapidement possible. Au moment où je me décidais, ayant déjà de l’eau jusqu’aux genoux, un autre bruit est venu m’alerter. J’ai compris ce que c’était en franchissant le seuil de la maison : son toit de tôles, tordu comme le couvercle d’une boite de sardines qu’on vient d’ouvrir, prenait son envol et disparaissait dans le lointain. Au même instant au travers du lourd rideau de pluie plaqué sur mon visage par le vent, j’ai aperçu le voisin et son épouse : ils avaient grimpé sur une sorte de plate-forme surélevée et se tenaient accroupis, serrés l’un contre l’autre ; j’ai couru en me baissant, comme à la guerre, pour éviter les projectiles ; j’ai pu les rejoindre et partager avec eux la plateforme. Le temps d’y parvenir, j’avais de l’eau jusqu’à la taille. Médusés, muets, nous avons regardé nos maisons, celles de nos amis, partir en morceaux ; nous avons vu nos meubles voler, y compris des armoires en palissandre qui étaient projetées dans l’eau et ressemblaient à de dérisoires radeaux ballotés par les courants. Plusieurs goélettes ont été poussées par la mer rendue furieuse à quelques mètres de nous. À deux heures il ne restait rien de nos habitations : toutes étaient rasées. L’eau qui était montée jusqu’à 1 mètre 80 environ commençait à redescendre, mais le vent a continué à souffler comme un forcené pendant des heures. Nous avons dû rester sur la plateforme jusqu’à 17 heures. Puis, nous avons exploré les lieux où, quelques heures auparavant, nos jolies maisons se dressaient fièrement entourées de jardins fleuris, à la recherche d’objets qui auraient résisté au cyclone : dans la vase, au milieu de détritus, une seule chose parmi tout ce que je possédais, était intacte : un très grand fossile de nautile trouvé du côté de Majunga par mon ami Roger qui me l’avait offert. Rien d’autre, absolument rien d’autre. J’ai surtout pleuré la disparition de toutes mes photos… (…)

Le lendemain, le bruit avait fait place au silence le plus total : les habitants, muets, marchaient au milieu des ruines. Chacun avait la même expression qui signifiait : « je n’y crois pas, c’est un mauvais rêve, je vais me réveiller ». Le boulevard Galliéni n’existait plus ; il avait été emporté dans toute sa longueur. Le wharf aussi n’existait plus. Le Catinat, qui appartenait à la compagnie havraise péninsulaire, et mesurait tout de même 100 mètres de long, avait été jeté à la côte. De larges étendues de vase parsemaient la ville et, au milieu de cette vase, il y avait des débris de meubles, des coquillages, des animaux morts, des marchandises diverses et encore bien d’autres objets non identifiables… De ce lugubre spectacle émanait une affreuse puanteur. »

 

Je t’ai choisi ce passage parce que je viens de le traduire mais je t’enverrai d’autres extraits. Je te rassure il n’y a pas que des scènes dramatiques !

 

Je t’embrasse fort et vais rejoindre Adrien. Nous allons au resto ce soir.

Par Hélène VERNON 
Illustration d’Andou Baliaka