ActualitéChronique Epistolaire

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 03/04/21

objet : le voisin

 

Alizée chérie,

 

Nous avons beaucoup échangé par téléphone ces derniers temps et je n’ai pas eu envie d’en rajouter par écrit. Je te sens plus sereine ces jours derniers ; j’étais inquiète. Je comprends bien que, outre la difficulté de surmonter le chagrin de ta séparation d’avec Laurent, il te faut apprivoiser une solitude que tu n’as finalement jamais connue car tu avais des amis, tu sortais beaucoup. Ce temps-là est, hélas, révolu et nous sommes face à nous-mêmes et à nos écrans. J’ai failli venir, j’aurais pu, mais mon angoisse est d’être bloquée en France, comme je l’ai été lors du premier confinement.

Ton grand-père ne va pas très bien ces derniers temps et je n’ose m’éloigner car s’il attrapait ce virus, ou si ses problèmes cardiaques s’aggravaient, qui s’occuperait de lui ou d’éventuelles formalités de rapatriement ?

Je suis malgré tout rassurée d’apprendre que tu as des voisins adorables chez qui tu peux aller prendre un verre et sur lesquels tu peux compter si tu avais un problème particulier.

Moi aussi j’ai un voisin charmant ! Je t’en avais parlé. La maison mitoyenne à la nôtre a commencé à se réveiller d’un long sommeil. J’avais d’abord vu des ouvriers et des jardiniers, puis le chien par-dessus la clôture. Ensuite, j’avais croisé à deux ou trois reprises un homme qui m’avait salué aimablement. Je pensais qu’il avait loué la maison pour sa famille, car la maison est immense pour un célibataire…

Je m’étais trompée : le voisin, qui s’appelle Adrien, a à peu près mon âge, il est métis – franco-malgache – et la maison appartenait à son père décédé. Il a racheté la part de ses deux frères. Il est médecin et va travailler pour la nouvelle clinique privée. Il a divorcé assez récemment et voulait s’éloigner de Tours où il était en poste.

Depuis qu’il y a couvre-feu, je l’ai invité à dîner ou plutôt à piqueniquer à plusieurs reprises. Il sort tard et harassé de la clinique. Auparavant il allait au Sakamanga dîner rapidement mais ce n’est plus possible. Nous avons passé des moments vraiment agréables. Il est très intéressant, cultivé, beaucoup d’humour.

Inutile de te dire que, non seulement je suis ravie d’avoir un nouvel ami, mais je remercie le ciel de m’avoir envoyé un médecin ! C’est inestimable en ce moment. Les cas graves de Covid se multiplient. Je sais que tu suis régulièrement l’actualité malgache, donc ne t’inquiète pas pour moi !

Parmi tous les sujets de conversation que nous avons abordés, celui du métissage est revenu plusieurs fois. Adrien m’a expliqué qu’il ne savait pas trop comment réagir face à des situations qui lui paraissent parfois burlesques. Il n’avait jamais pensé que sa méconnaissance de la langue malgache lui poserait tant de problèmes. Il est né ici à Tana mais est arrivé en France à l’âge de 3 ans avec ses parents. Son père lui parlait toujours en français, ce qu’il regrette amèrement aujourd’hui. Il n’est revenu à Madagascar que l’année de ses 18 ans pendant un mois et il est resté la plupart du temps dans sa famille parfaitement francophone. Il n’avait à ce moment-là pas eu l’occasion de réaliser que cela poserait un vrai problème.

Il s’appelle Rasolomampandriana ; en France, il s’était toujours fait appeler Rasolo, que ce soit durant ses études ou en tant que médecin. Évidemment ses patients prononçaient son nom à la française «  Rassolo ».  Il n’utilisait le nom complet que pour ses papiers officiels. Je crois d’ailleurs que je le prononce mieux que lui !

Donc, depuis son arrivée, à la clinique, on lui a donné un badge avec son nom à rallonge qui ne pose pas le moindre problème ici, si bien que beaucoup de patients, évidemment, s’adressent à lui en malgache. Même ceux qui n’ont pas vu le badge, sont renseignés par son type physique, très merina. De ses origines européennes, il n’a que la peau plus claire, et des yeux qui virent au vert.  Adrien est bien obligé d’avouer qu’il ne parle pas malgache. Les réactions sont diverses et toutes plus étonnantes les unes que les autres. Il y a ceux qui rient ouvertement, ceux qui ne le croient pas et ceux qui sont scandalisés. Un de ses malades lui a dit :

– Vous ne pouvez pas rester comme ça !

– Comme quoi ?

– Sans pouvoir parler votre langue !

Un flic l’a arrêté pour contrôler ses papiers et cela a failli mal virer lorsqu’il lui a affirmé qu’il ne comprenait pas ce qu’il voulait. L’autre a cru qu’il se moquait de lui. Adrien s’est fâché.

Depuis il a décidé d’apprendre le malgache mais il est atterré par la difficulté de la langue et la prononciation.

Il se heurte aussi à d’autres problèmes encore plus complexes : sa manière d’appréhender les situations n’est pas celle de ses collègues ; ses réactions face aux difficultés du quotidien à la clinique sont parfois perçues comme étranges. Il s’en rend bien compte, néanmoins il n’en saisit pas toujours la raison.

Bref, son adaptation ne va pas être simple ! Je me sens bien plus malgache que lui…

 

Je t’embrasse. À demain au téléphone

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 07/04/21

objet : Downton abbey

 

Te souviens-tu de ce qui fut notre série préférée, il y a quelques années de cela : Downton abbey, ses décors grandioses, les toilettes des femmes et surtout les rapports entre ceux du haut et ceux du bas ! Les maîtres et les valets…   si fiers de servir une bonne maison J

J’ai cru revivre la série en allant passer deux heures chez ton grand-père et en lui posant des questions sur mes grands-parents, donc tes bisaïeuls, Jean-Philippe et Fantine. Le frère de Fantine – Robert- accompagné de sa femme Gabrielle, était venu s’installer à Tananarive comme concessionnaire Renault. Ils avaient eu six enfants. Aucun d’entre eux n’est resté à Madagascar. Tu en as connus deux, je crois, que nous avons rencontrés rapidement à Paris. Mon père, qui avait à peu près le même âge que l’aîné de la fratrie, se souvient avec précision de leur maison, de leur personnel, des jeux qu’il partageait avec ses cousins et cousines, d’autant qu’il lui arrivait de rester une dizaine de jours chez eux pendant les vacances.

 

Il y avait deux jardiniers pour un jardin de ville relativement modeste, trois gardiens, une cuisinière, une aide-cuisinière, une repasseuse et une aide-repasseuse spécialisée dans l’amidonnage des chemises, deux femmes de ménages, une troisième spécialiste des cuivres et de l’argenterie, trois neneny pour les enfants, une couturière à demeure…et papy pense en avoir oublié. Je lui laisse la parole.

 

« Ils ne vivaient pas, comme dans la série dont tu m’as parlé, au sous-sol, mais derrière la maison et nous, les enfants, adorions nous mêler à eux au moment des repas. Nous écoutions leurs histoires et de temps à autre nous mangions le riz brûlé au fond de la marmite. Il avait un goût d’interdit car les adultes le méprisaient !  Les domestiques échangeaient régulièrement des récits de personnes qui avaient été fanafodées ou des recettes pour éviter que les voleurs ne s’introduisent dans la propriété : par exemple, il y avait certaines feuilles d’arbre associées à des morceaux de bois qu’on devait accrocher ensemble à l’aide d’un fil de laine rouge et placer à des endroits bien précis du jardin.

C’est ainsi qu’après un cambriolage, les gardiens furent persuadés que nous en étions responsables car l’un de nous avait, parait-il, enlevé l’un des gris-gris introuvable !

Peu importe, nous étions fascinés par ce monde qu’ils nous entrouvraient, régi par de mystérieuses lois. Confusément, nous savions que nous ne devions pas en parler aux parents : ils ne tenaient pas à ce que nous allions nous mêler au déjeuner des domestiques et les auraient grondés de raconter devant nous de pareilles histoires.

Ils ne surent jamais pourquoi le plus petit de mes cousins se réveillait la nuit couvert de sueur après avoir fait d’affreux cauchemars dans lesquels des « lolo[1] » se précipitaient sur lui pour l’emmener dans de lugubres grottes.

Ce que nous aimions par-dessus tout, c’était nous cacher pour les écouter parler de nos parents. Certes, il y avait des plaintes : Madame était trop exigeante, Monsieur s’était mis en colère pour rien. Mais ce n’était pas ce genre de propos qui nous intéressait, c’était le regard qu’ils portaient sur nous, notre façon de vivre, nos habitudes. Ils en parlaient avec humour, sans méchanceté et quelquefois en riant aux larmes !

Ils étaient fiers de travailler pour cette famille plutôt aisée mais je me souviens avoir entendu l’une des neneny déplorer qu’elles ne soient que trois pour s’occuper de six enfants. Ce n’était pas parce qu’elle trouvait que sa charge de travail était trop importante, c’était parce qu’elle considérait qu’une neneny par enfant aurait classé la famille parmi les plus en vue de la ville. Cela aurait augmenté son propre prestige au sein de la domesticité. »

J’ai passé vraiment un bon moment à écouter parler mon père. Voyage dans le temps qui m’a rapproché de lui. Je le brancherai la prochaine fois sur les événements mondains de cette époque-là.

 

De helenevernon99@gmail.com

à alizeevernon@free.fr

le 13/04/21

objet : le voisin

 

Ma chérie,

 

Je suis allée à Mantasoa dimanche, invitée par nos amis Philippe et Sandra.  Adrien m’accompagnait. Je n’aime pas Mantasoa, ce lac si lugubre et ces arbres à perte de vue, tous identiques ; j’ai fait un effort, à la fois pour Sandra à laquelle j’avais promis depuis longtemps de venir, et à la fois pour Adrien qui découvrait le lieu. Il était également très intéressé par le personnage de Jean Laborde et souhaitait voir ce qui subsistait de lui.

Il faisait gris ce jour-là et mes pensées étaient moroses tandis que nous approchions du haut fourneau, enfin de ce qu’il en reste aujourd’hui, dernier et dérisoire témoignage de tout ce que Laborde fit fabriquer à Soatsimanampiovana, ainsi avait-il appelé son domaine. Appellation tristement ironique aujourd’hui car cela signifie « beauté éternelle » …

Difficile d’imaginer à quoi ressemblait à l’époque (entre 1835 et 1857) cet endroit. Il y avait 10 000 ouvriers, leurs habitations, évidemment. Le lac était minuscule, la végétation n’était pas la même. Il faut aussi imaginer le bruit : certains fabriquaient de l’acier, d’autre du verre, d’autres encore des paratonnerres, des assiettes, de la soie, des chapeaux, des tuyaux en terre cuite, du savon… J’arrête là mon énumération car la page n’y suffirait pas !

Il avait fait venir des animaux d’Afrique : des lions magnifiques, une girafe, des gazelles et même un hippopotame. On raconte qu’après l’exil de Laborde en 1857, tous ces animaux furent mangés par les ouvriers sauf l’hippopotame qui vécut longtemps, préservé par sa peau épaisse.

 

Le jour approche où il sera possible de nous revoir autrement que par écrans interposés. Il est prévu que la vaccination commencera ici mi-mai. J’espère que cette fois je ne me fais pas d’illusions. Bien entendu Air France en profitera pour augmenter ses tarifs et en a déjà profité pour restreindre le nombre de bagages auquel nous avions droit jusqu’à présent.

 

Je t’embrasse

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Esprits malfaisants

Par Hélène VERNON 
Illustration de Léonie Haudecoeur